L'auteure est une anthropologue médicale, docteure en psychiatrie et électrohypersensible.

Le 31 janvier 2022, le premier ministre canadien, Justin Trudeau, a répondu à la manifestation pacifique des camionneurs s'opposant à leur vaccination obligatoire contre la COVID-19, tenue à Ottawa, en déclarant  : « ... les préoccupations exprimées par quelques personnes sur la Colline du Parlement en ce moment ne sont pas nouvelles, ne sont pas surprenantes, sont entendues, mais [elles] sont une continuation de ce que nous avons malheureusement vu dans la désinformation et la mésinformation en ligne - les théoriciens de la conspiration au sujet des micropuces et Dieu sait quoi d'autre qui vont avec les chapeaux d'aluminium ».

Deux jours plus tard, l'ancien président de Microsoft Canada, Frank Clegg, a demandé à M. Trudeau de préciser à qui il faisait référence en parlant des « chapeaux d'aluminium » (Trudeau désobligeant envers les personnes handicapées, Fauteux, 2022). Clegg a souligné qu'il était inacceptable de ridiculiser ceux qui portaient des chapeaux d'aluminium ou autres dispositifs pour se protéger des champs électromagnétiques (CEM) pulsés.

En tant que directeur général de Canadians for Safe Technology, il a expliqué que plusieurs enfants et adultes Canadiens sont handicapés parce qu'ils « subissent les effets néfastes de l'exposition aux rayonnements sans fil : maux de tête, troubles du sommeil, anomalies cardiaques et autres effets indésirables en cas de surexposition aux appareils sans fil. Beaucoup sont diagnostiqués par des médecins. » 

Sa plainte était démonstrative d'une déconnexion technologique mondiale entre le déploiement par les gouvernements de la technologie mobile et Wi-Fi, et le pladoyer sur la nocivité des ondes pulsées par les scientifiques et les personnes souffrant d'électrohypersensibilité (EHS). Une rhétorique similaire niant la nocivité des CEM est venue du gouvernement britannique, en mars 2022, lorsque, dans un résumé exécutif, les ministres d'État Lopez et Andrew ont annoncé « avec joie » une « couverture nationale gigabit-capable en haut débit et 4G, avec une couverture 5G ». De toute évidence, leur processus de consultation n'a trouvé aucune preuve que les technologies sans fil mondiales avaient des effets néfastes sur la santé.

Les torts causés par le rayonnement non ionisant sont initialement invisibles. 
Image numérique © Lauraine M.H. Vivian

D'abord ne pas nuire
Pour comprendre la défense de la souffrance de l'EHS par Clegg, il faut s'interroger sur la manière dont la mise en œuvre d'une singularité technologique mondiale, avec emphase sur les métadonnées, a constamment sapé le principe éthique du serment d'Hippocarte, « d'abord ne pas nuire ». En recherche scientifique un seul rapport de blessure physique et/ou psychologique constitue un préjudice. Alors qu'un cas est indicatif d'un préjudice et constitue un signal d'alarme, un autre cas, le schéma des données ou les témoignages prouvent le préjudice. D'un point de vue éthique, si l'observation par Trudeau de non pas un, mais un nombre important de citoyens canadiens portant des protections contre les ondes suggère un préjudice, ce que confirment les résultats des recherches apportées par Clegg.

En vertu de la Déclaration d'Helsinki sur l'éthique en recherche médicale sur des humains (2013), la désignation de ces personnes comme des « chapeaux d'aluminium » signifie qu'elles constituent un groupe sociopolitique distinct qui souffre manifestement d'un mal-aise donnant droit à la bienfaisance. La Déclaration stipule spécifiquement que le devoir d'un médecin est de « promouvoir et sauvegarder la santé, le bien-être et les droits des patients ». Trudeau, en vertu de son statut de premier ministre, de sa connaissance préalable de la politique canadienne sur Internet et de son devoir d'être informé par les médecins de l'état de santé des personnes atteintes d'EHS, doit respecter ce mandat. Sur cette base, il est inadmissible, comme l'affirme Clegg, qu'un chef d'État ridiculise une ou plusieurs personnes malades ou handicapées pour un gain politique ou économique.

Un diagnostic de nombreux cas autodéclarés
Le même raisonnement éthique s'applique à l'annonce du gouvernement britannique. Une preuve anecdotique des dommages liés aux CEM a été rapportée dans le quotidien The Guardian en mai 2022, dans une nécrologie de Ricky Gardiner, le guitariste principal de David Bowie et Iggy Pop. Décédé à l'âge de 73 ans de la maladie de Parkinson, sa notice nécrologique indiquait qu'il avait été « diagnostiqué électrosensible en 1998, ce qui le rendait mal à l'aise lorsqu'il était à proximité d'appareils électroniques - il a dû adapter son studio maison pour accomoder cette maladie ». Les scientifiques français Belpomme et Irigaray (2020), en décrivant un lien possible entre l'EHS et la maladie d'Alzheimer, affirment que si l'on ne traite pas ou ne protège pas les personnes souffrant d'EHS contre « les facteurs de stress environnementaux tels que les CEM et les produits chimiques multiples, l'EHS peut évoluer vers certains troubles neurodégénératifs et psychiatriques, y compris peut-être certains états apparemment liés à la maladie d'Alzheimer ». En 2014, Vivian et Johansson ont publié dans BMJ Open le cas de James Lech, 30 ans, « un étudiant de troisième cycle du MIT qui a été la première personne diagnostiquée comme souffrant d'EHS et enregistrée pour une invalidité médicale en Afrique du Sud ». Ces deux cas diagnostiqués se situent par rapport à la base de données française 2009-2020 de Belpomme et Irigaray (2020), qui recense 2 000 cas autodéclarés d'EHS et/ou de sensibilité chimique multiple. Sur la base de « données cliniques, biologiques et radiologiques suffisantes », ils concluent que l'EHS devrait « être reconnue comme un trouble neurologique pathologique bien défini, objectivement identifié et caractérisé ».
Il est remarquable que 25 ans après le diagnostic clinique de Gardiner pour l'EHS, Lopez et Andrew affirment qu'il n'y a aucune preuve de préjudice. Conséquemment, leur désinformation fabrique le mythe selon lequel la technologie est sûre, si bien que des millions d'autres personnes sont soumises de manière non éthique à des niveaux croissants de CEM sous forme de rayonnement non ionisant. Parce que les CEM sont invisibles, inaudibles et censés ne pas être ressentis par la plupart des gens, leur déclaration jette la suspicion sur toute personne qui prétend en souffrir, et le ridicule sur ceux qui protestent. Ainsi, la nature du préjudice reste inconnue ; l'obscurcissement des preuves le rend inconnaissable.

De vrais malades néanmoins stigmatisés
En ce qui concerne la confusion autour de la question de savoir si les CEM provoquent l'EHS, Belpomme et al (2021) expliquent que les premières recherches sur la provocation chez les personnes sensibles aux CEM n'ont pas réussi à établir ce lien de causalité. Dans leur article sur la science moléculaire, ils affirment qu'en tant que recherche en santé publique, elles ont retardé les efforts biomédicaux visant à établir cliniquement l'EHS comme une condition pathologique. L'équipe de recherche française de Belpomme y est parvenue en 2020, en définissant l'EHS comme une étiologie somatique distincte caractérisée par des symptômes associés à « des céphalées, des acouphènes, une hyperacousie, des vertiges, une perte de mémoire immédiate et un déficit d'attention ». Les auteurs préconisent que les diagnostics cliniques de l'EHS soient basés sur les symptômes déclarés par les patients. Cela permet de remédier au manque d'éthique des études de provocation, d'autant plus que leur conclusion d'absence de lien de causalité a renforcé la stigmatisation et l'isolement des personnes souffrant d'EHS. D'ailleurs, l'EHS avait déjà été reconnue comme une maladie professionnelle en 2000 dans The Nordic Adaptation of Classification of Occupationally Related Disorders (Diseases and Symptoms) to ICD-10 qui stipule que « les symptômes disparaissent dans les environnements non électriques ».

Si Belpomme et al (2021) insistent sur le fait que la conséquence de la saturation de la stratosphère en CEM sera « un fléau mondial » d'EHS, des études récentes montrent qu'il s'agit d'une canopée invisible mais menaçante. L'étude de Koppel et al (2022), en Suède, et celle de Koppel et Hardell (2022), aux États-Unis, font référence. Leurs mesures ont confirmé l'existence de « points chauds de CEM » où « les niveaux d'exposition provenant des antennes des stations de base de téléphonie mobile situées près du niveau de la rue atteignent des niveaux élevés ». Ils ont recommandé que des panneaux soient installés pour avertir les personnes sensibles d'éviter ces zones. Il est inquiétant de constater que leurs photographies montrent des rues couvertes d'une canopée rouge de rayonnement électromagnétique dense, avec des zones de danger rouge foncé clairement marquées. Il ne fait aucun doute que des recherches phénoménologiques pluridisciplinaires devraient évaluer l'effet de ce rayonnement intense et non naturel sur les populations.

En d'autres termes, la recherche sur la santé publique de Koppel et al. démontre que des personnes comme Ricky Gardiner perçoivent et ressentent réellement les dommages phénoménaux causés par des niveaux croissants de rayonnement invisible. Si, comme le suggère Belpomme, nous extrapolons le cas de Ricky Gardiner un million de fois, nous obtenons une lueur d'espoir quant à la souffrance actuelle de ces personnes et une estimation du degré d'intégration de la HSEM et des cancers en tant que maladie somatique dans les populations humaines. Stigmatisés et réprimés par la culture dominante, ces cas se manifestent par un retrait social au sein des familles et des communautés, des maladies mentales chroniques, des perturbations sociales, des absences du travail et des suicides. Toutefois, le fléau de la HSEM auquel Belpomme fait référence aura un coût de santé publique bien plus important, sous la forme de processus pathologiques prolongés et graves, tels que les "états liés à la maladie d'Alzheimer", et de décès prématurés. Ceux qui pourront se soigner auront besoin de soins et les morts devront être enterrés.

On a souvent tenté de discréditer l'opposition scientifique, politique et citoyenne au déploiement de la technologie 5G en l'associant à une minorité conspirationniste, comme la couverture de ce récent livre le suggère.