Où étions-nous il y a 30 ans ?
Pour ma part, avec l’architecte André Bourassa avec qui je suis mariée depuis plus de 40 ans, nous étions parents de trois jeunes enfants, vivions à la campagne et avions un bureau d’architectes à Victoriaville depuis déjà neuf ans.
Nous nous intéressions à l’amélioration de la construction depuis 1984 et cherchions les meilleurs moyens de rendre les bâtiments plus écologiques et plus durables. Mon père, Jacques Gaudreau, un pionnier de la collecte et de la valorisation des déchets, me disait qu’avant 1970 il pouvait réutiliser ou recycler tous les matériaux de construction des bâtiments ou maisons qui étaient démolis. À preuve, il a construit sa dernière maison avec des matériaux provenant de la démolition de l’ancien palais de justice d’Arthabaska et de l’ancienne gare de Victoriaville. À l’époque, aucun plastique ni matériaux composites n’étaient utilisés dans la construction résidentielle, l’isolant de polystyrène popularisé dans les années 1950 n’étant généralement utilisé que dans les grands bâtiments en béton et maçonnerie.
En 1994, dans le monde de la construction, nous vivions dans le royaume du pare-vapeur de polyéthylène, des isolants de fibre de verre ou de mousses plastiques, et du revêtement de déclin de vinyle – souvent sur trois murs avec la façade en briques.
Nous avons connu l’architecte Maryse Leduc et le journaliste André Fauteux vers 1990, via Serge Levasseur, un constructeur de foyers de masse, avant la première édition de la Maison du 21e siècle. Alors que nos enfants étaient tout petits, mon mari avait participé à la préparation des plans et à la construction d’une maison écologique construite pour Serge, à Val-David. Pas difficile à trouver, cette maison est la seule du village à arborer encore fièrement son toit de chaume, fait par des Compagnons du Devoir. Le toit en bardeaux d’asphalte de l’agrandissement ultérieur de cette maison a depuis dû être refait au moins une fois.
Nous étions des pionniers de l’écoconstruction et avions caressé l’idée de fonder un groupe d’étude des maisons saines avec Maryse Leduc et Christian Ouellet1.
Au début des années quatre-vingt-dix, je m’intéressais à la baubiologie, à la géobiologie et à l’anthroposophie. J’ai durant ces années été secrétaire de l’Association de biodynamie du Québec, agricultrice bio, accompagnante à la naissance et sage-femme avant de retourner à la pratique de l’architecture à temps plein en 1995, quand notre plus jeune a commencé l’école.
J’ai poursuivi mes recherches afin de concevoir des habitats plus sains, de réduire l’utilisation du plastique, des bâtiments qui seraient à la fois bien isolés et étanches à l’air, tout en laissant sortir l’humidité. Mon défi a été de faire ça avec des matériaux homologués afin de montrer aux collègues qu’on pouvait respecter les normes tout en réduisant l’utilisation du plastique. Dans une conférence au Conseil de l’enveloppe du bâtiment du Québec (CEBQ), je leur ai parlé de la perméance et de l’hygroscopie des matériaux et leur ai expliqué pourquoi des matériaux de plus en plus perméables à la vapeur d’eau devaient être utilisés après le pare-vapeur, dans notre climat.
Durant nos quarante ans de pratique, nous avons fait les plans de plus d’une centaine de maisons saines et écologiques. Lorsque certaines d’entre elles ont par la suite été agrandies, nous étions fiers de voir l’état de la charpente et des murs qui devaient être ouverts pour connecter avec les nouvelles pièces. Le bois était sain et sec, le revêtement intermédiaire de carton-fibre était demeuré impeccable. L’ensemble du mur avait fait son travail, sans être endommagé par des exfiltrations d’air même si on utilisait un pare-vapeur de type 2, en papier kraft.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Depuis 2016 j’ai œuvré dans plusieurs dossiers d’expertise et trouvé des solutions à différentes pathologies dans des bâtiments d’habitation assez récents, dont quelques-uns étaient des immeubles d’habitation en copropriété ou des coopératives d’habitation.
Je suis en mesure de voir qu’encore aujourd’hui, l’utilisation du polyéthylène, des panneaux en copeaux orientés (ou OSB pour Oriented Strand Board), de l’isolant de fibre de verre ou du polyuréthane ne permet pas toujours aux bâtiments de durer. Après 5 à 20 ans de vie, j’ai constaté, en ouvrant les murs extérieurs de certains de ces bâtiments, que le revêtement intermédiaire en OSB était retourné en poussière au bas des murs et complètement moisi sur sa face intérieure (derrière l’isolant de fibre de verre), que l’isolant était souvent mouillé et noirci, et que la charpente de bois était endommagée.
En 2023, nous devrions avoir réglé ces conceptions problématiques et utiliser des matériaux plus écologiques qui favorisent la migration de l’humidité et l’asséchement des murs. L’obstacle est souvent réglementaire, les matériaux plus écologiques ou biosourcés n’étant pas tous homologués actuellement.
Il est en effet long et coûteux pour les fabricants ou distributeurs de ces nouveaux matériaux de faire homologuer ici des matériaux qui ont prouvé leur efficacité et qui ont été homologués dans d’autres pays. Chaque pays a ses normes, obligeant à ce que les matériaux soient testés et homologués ici avant leur commercialisation, même si cela a déjà été fait ailleurs. Pourtant, face à l’urgence climatique, ne devrait-on pas chercher à gagner du temps en reconnaissant les homologations obtenues ailleurs, si le processus d’accréditation y est fiable et reconnu ?
En France, les filières de la paille, du chanvre, du bois ainsi que du matériau terre se sont déjà regroupées afin d’évaluer la performance et l’empreinte carbone de ces matériaux grâce au soutien des organismes réglementaires. Cette évaluation a permis de valider combien ces matériaux permettaient de réduire l’empreinte intrinsèque de carbone des nouveaux bâtiments, maintenant soumis à la Réglementation environnementale RE 2020. Ils sont devenus un atout pour atteindre les cibles de la nouvelle règlementation, en vigueur depuis janvier 2022, qui abaisse progressivement tous les trois ans les plafonds d’émissions de carbone admis lors de la conception des bâtiments, jusqu’en 2030.
La RE 2020 s’attaque ainsi non seulement à la réduction de la consommation d’énergie des bâtiments (émissions de carbone dues aux opérations des bâtiments), mais cible également la réduction des émissions intrinsèques de carbone des matériaux de construction, depuis leur fabrication (ou leur culture dans le cas de matériaux biosourcés), leur mise en œuvre et leur vie utile jusqu’à la déconstruction ou leur mise aux rebuts. Cette nouvelle approche favorise le réemploi des matériaux, l’utilisation de matériaux biosourcés ou géosourcés, permettant de réduire le bilan carbone d’un nouveau bâtiment.
Quant aux émissions de carbone dues à l’exploitation, tout bâtiment d’habitation mis en vente ou en location en France doit faire l’objet d’un diagnostic de performance énergétique (DPE)2 ou d’un certificat de performance énergétique des bâtiments en Belgique (PEB). Cette information doit être remise au futur acquéreur ou locataire du logement. Elle permet d’estimer la consommation d’énergie en kilowattheure d’énergie primaire et les taux d’émission de gaz à effet de serre en kilogramme équivalent de dioxyde de carbone (CO2), pour une maison individuelle ou un logement existant. On est loin d’avoir cette information sur Centris ou lors de la signature d’un bail, quand on souhaite acheter ou louer une maison ou un appartement ici…
Le Code national de l’énergie du Canada 2015 a été assez récemment adopté ici, avec modifications pour le Québec. Les exigences d’isolation et d’étanchéité y ont été rehaussées pour les immeubles d’habitation de huit logements et plus. Pour les immeubles de moins de huit logements et les maisons individuelles, la partie 11 du Code de construction du Québec avait déjà rehaussé ces exigences depuis 2012. Ces exigences sont toutefois loin d’être celles de la France ou de la Belgique, où dès 2023, les nouveaux bâtiments doivent produire autant ou plus d’énergie que ce qu’ils consomment.
Cela correspond, à peu de choses près, à l’objectif canadien d’avoir des bâtiments à consommation énergétique nette zéro (CENZ) d’ici 2030. Le Code national de l’énergie du Canada de 2020, publié en 2022, représentera une étape importante dans l’atteinte de cet objectif. Toutefois, les provinces et territoires ne se bousculent pas au portillon pour en faire l’adoption.
Une table de conciliation et de coopération en matière de réglementation vise son adoption dans les 24 mois de sa publication. Une entente de réconciliation a été signée par les parties (provinces et territoires) en vue de réduire les différences entres les codes de construction juridictionnels et les codes nationaux, et de limiter les discordances grâce à des délais clairs d’adoption.
Devant ces tergiversations et en comparaison avec ce qui se passe en France et en Belgique, ne sommes-nous pas trop lents face à l’urgence climatique?…
Où il faut être d’ici 2030
Pour réduire l’émission des gaz à effet de serre, il est impératif que nos bâtiments soient construits de manière à produire autant ou plus d’énergie que ce qu’ils consomment, idéalement à partir de sources renouvelables. Il est également impératif qu’ils soient conçus selon des concepts inspirés des normes Passive House. Il est donc urgent que les provinces et territoires canadiens s’entendent sur la cible de 2030. Cependant, rien n’empêche de viser maintenant la performance attendue en 2030, pour les nouveaux bâtiments d’habitation.
Il serait également important que très rapidement, tout comme en Europe, notre réglementation s’attaque non seulement à la réduction de la consommation d’énergie des bâtiments (émissions de carbone dues aux opérations des bâtiments), mais cible également la réduction des émissions intrinsèques des matériaux de construction, depuis leur fabrication (ou leur culture dans le cas de matériaux biosourcés), leur mise en œuvre et leur vie utile jusqu’à la déconstruction ou leur mise aux rebuts.
Enfin, il faut que le Canada facilite l’homologation des matériaux biosourcés qui permettront d’atteindre des cibles ambitieuses de décarbonation lors de la construction des nouveaux bâtiments ou accepte les évaluations ou homologations obtenues à l’étranger par des organismes crédibles. Le Canada devra aussi obliger tous les fabricants de matériaux de construction à faire l’évaluation des émissions intrinsèques de carbone de leurs matériaux, depuis leur fabrication, leur mise en œuvre, et leur vie utile jusqu’à la déconstruction ou leur mise aux rebuts.
L’adoption de ces mesures permettra de réduire l’empreinte carbone laissée par la construction de nos bâtiments, qui atteint parfois les émissions de carbone dues aux opérations de ce même bâtiment pendant soixante à soixante-dix ans, même si l’énergie primaire est hydroélectrique au Québec.
À Saint-Dié-des-Vosges, le bailleur social Le Toit Vosgien, qui gère plus de 10 % des logements sociaux dans le Département des Vosges (région du Grand-Est, en France), a compris depuis déjà plus de 10 ans que ses locataires auraient les moyens de payer leur loyer si les charges pour chauffer leur logement étaient réduites. Leur directeur a permis la construction de bâtiments d’habitation innovants, où la performance énergétique et le confort des occupants n’ont pas sacrifié l’architecture ni la luminosité des appartements, plusieurs ayant été construits avec des matériaux biosourcés.
Ne mériterait-on pas d’avoir de tels « bailleurs sociaux » chez nous et d’avoir des logements de cette qualité pour tous?
Peut-on rêver d’avoir bientôt suffisamment de logements pour contrer la pénurie actuelle? Peut-on rêver de la venue de bailleurs sociaux ou de coopératives pour permettre l’accès à un logement abordable à tous ceux qui en ont besoin ? Peut-on également rêver du jour où les propriétaires d’immeubles locatifs existants pourront bénéficier de programmes pour financer l’amélioration de la performance énergétique de leurs immeubles sans qu’il soit nécessaire d’augmenter les loyers ?
Mais cela est une autre histoire, qui pourrait faire l’objet d’un prochain article…
Enfin, je souhaite transmettre mes plus sincères remerciements à André Fauteux pour le travail accompli durant les trente dernières années. Je souhaite également à tous nos élus la solidarité et le courage de se mettre ensemble à l’ouvrage, pour nous doter de politiques et de programmes qui permettront aux communautés de relever les défis que représentent la pénurie de logements et les changements climatiques. Faisons d’une pierre deux coups, et de la Terre un grand jardin. Que tous les humains puissent trouver un logement sain et sécuritaire, permettant une longue vie digne et épanouie, dans les meilleurs délais possible et pour la suite du monde.
[1] NOTE DE L’ÉDITEUR : Ce regretté pionnier de la conception bioclimatique a formé plusieurs personnes en la matière, notamment à l’Institut GRACE (Groupe de recherche en architecture, construction et en énergie) qu’il avait fondé en 1983 avec deux de ses étudiants, Yves Perrier et Estelle Côté, sa future conjointe. Concepteur de nombreuses maisons solaires passives, il avait notamment signé la grande attraction du Salon national de l’habitation 1990. La même année, le numéro de juillet du magazine Décormag (téléchargeable ici) décrivait cette fameuse Maison de l’énergie commanditée par… Pétro-Canada.
[2] Depuis le 1er janvier 2023, un logement (hors meublé de tourisme), situé en France métropolitaine, peut être mis en location uniquement si sa consommation d’énergie ne dépasse pas le seuil de 449 kilowattheures d’énergie finale par mètre carré habitable et par année; les logements les plus énergivores ne peuvent plus être loués sauf si habités moins de quatre mois par année. En cas de vente d’une maison individuelle ou d’un immeuble composé de plusieurs logements classés F ou G (passoires énergétiques) par le DPE et appartenant à un même propriétaire, il faut en plus fournir au futur acquéreur un audit énergétique depuis le 1er avril 2023. L’audit énergétique sera également requis pour les logements classés E à partir du 1er janvier 2025, et pour ceux classés D à partir du 1er janvier 2034.