Jean Dominique Michel
Jean Dominique Michel

La théorie des catastrophes

Introduction du livre COVID-19 : anatomie d'une crise sanitaire, par l'anthropologue de la santé français Jean-Dominique Michel, Éditions humenSciences, juin 2020, 224 pages.

Le 14 avril 2020, les travaux d’une équipe de l’université Stanford,  en Californie, composée de scientifiques de haut vol, les meilleurs spécialistes dans leur domaine tels que Eran Bendavid, Ribhav Gupta, John Ioannidis et Jay Bhattacharya, livrent le verdict que tout le monde attendait au sujet des taux de contagion et de létalité réelles du Covid-191. Leur recherche, menée sur la population de Santa Clara en Californie, confirme (comme je l’avais annoncé un mois auparavant) que le nombre de cas dépistés est inférieur dans  un ratio allant de 1/50 à 1/85 au nombre de cas réels.

Le taux de létalité réelle s’établissant au plus à 0,2 %  et sans doute encore moins. Soit au minimum 15 fois moins que le taux avancé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui est mue par le principe de précaution poussé à son extrême.

Ce qui donne des valeurs de l’ordre de celles du virus de la  grippe, l’influenza. La pandémie de Covid est donc comparable en contagion et en létalité à ce que nous connaissons hiver après hiver !

D’aucuns se sont bien sûr attaqués à cette étude. Contes­ter Ioannidis sur les données épidémiologiques, c’est un peu défier Federer à Wimbledon en clamant qu’il n’a rien compris au tennis. Non dénué de panache, mais difficile à considérer autrement que comme parfaitement suicidaire si vous n’ap­partenez pas au top 10 (et même là…).

Comme toujours en science, on ne pouvait exclure que cette équipe de fines lames se soit fourvoyée, mais cela restait peu probable. Malgré de nombreuses contestations – cer­taines virulentes –, John Ioannidis répétera début mai, que ses conclusions restaient robustes. Elles se virent en effet confir­mer par la synthèse de 53 remontées nationales ou régionales montrant que la valeur médiane de la létalité de Covid-19 était bien d’environ 0,2 % et se situait donc dans la four­chette d’une grippe forte. Les virologistes allemands Hendrik Streeck et Gunther Hartmann, dans une étude pionnière sur les anticorps, trouvèrent également une létalité Covid-19 de 0,36 %, en expliquant qu’il s’agissait d’une limite supérieure et que la létalité était probablement comprise entre 0,24 et 0,26 %, voire en dessous2.

À la lumière de ces chiffres, solidement établis, on peut comprendre que les complications éventuelles du Covid (elles aussi plus rares dans la même proportion) aient alimenté un vent de panique. D’autant qu’elles sont spectaculaires. Mais comment comprendre que les autorités politiques et sanitaires aient entretenu cette psychose en s’appuyant sur des données qui étaient des dénis de réalité épidémiologiques ?

Je veux bien être un génie ou un insolent chanceux… la réalité est moins riante : n’importe quel expert en santé publique doué d’un minimum de bon sens ainsi que de com­pétence et de connaissances décentes en épidémiologie aurait pu et dû arriver aux mêmes conclusions que moi. Certains l’ont fait, à peu près aucun n’a été entendu.

Premier problème : nous avons navigué à vue, avec des gouvernements flippés (littéralement) par des projections déli­rantes. Comme un bateau sans quille ou un avion sans ailes.

Second problème : la conclusion de cette triste histoire est que les pertes (humaines) et dommages (matériels) que nous avons subis sont dus pour l’essentiel aux mauvaises réponses des autorités qui ont aggravé un problème sanitaire d’am­pleur parfaitement maîtrisable. Transformant la propagation d’un virus aux caractéristiques (en termes de contagiosité, de dangerosité et de létalité) légèrement supérieures à celles de la grippe hivernale.

QUELLES AURAIENT ÉTÉ LES « MEILLEURES PRATIQUES » À ADOPTER ?

La réponse à cette question est simple, et c’est peut- être ce qui l’a rendue inatteignable. Je m’explique : un des nombreux adages qui m’ont aidé dans mon métier d’anthropologue est : « Si c’était compliqué, tout le monde y arriverait. » Au lieu d’appliquer (comme les Allemands) les bonnes pratiques connues de tous, sans trop nous poser de questions, nous nous sommes enferrés dans des logiques de guerre civile intellectuelle et de complications ad nauseam. Occupation (sans doute) délicieuse pour tromper l’ennui dans un salon en ville, mais fatale quand il s’agit d’agir vite et bien pour sauver sa peau et celle des autres.

Une séquence simple, logique et salvatrice aurait pu ressem­bler à cela face à une pandémie virale de cet ordre de gravité :

  • Recommandations de prévention et de soutien du sys­tème immunitaire. Spécialement ici, compléments ali­mentaires de zinc3, magnésium4, vitamines C5 et D36, qui sont en carence chronique à large échelle dans la popu­lation et dont la mise à niveau semble avoir un possible impact protecteur contre l’infection au Sars-CoV-27. Le mutisme complet sur les actions possibles pour retenir ou soutenir son immunité a été aussi assourdissant que les polémiques, elles parfaitement stériles. Rappelons au passage que l’exercice physique, une alimentation de qualité ou même certaines pratiques de respiration8 ont montré une action favorable sur le système immunitaire.
  • Production et utilisation massive de tests de dépistage, comme les exemples allemand et coréen (à l’échelle d’un pays) et marseillais (à l’échelle d’une ville) ont montré qu’elle était possible. En France, les autorités ont même empêché la mise sur le marché de tests prêts et efficaces pour des raisons administratives9 !
  • Traçage sans contrainte (impérativement !) des contacts établis par les personnes infectées avec d’autres, les jours précédant le développement des symptômes et signale­ment adressé à ceux-ci.
  • Mise en quarantaine stricte des personnes infectées avec suivi médical à distance par le médecin traitant, en lien avec les structures hospitalières locales.
  • Prescription d’azithromycine (combinée ou non à de l’hydroxychloroquine) dans les situations à risque, ou se détériorant, ou encore nécessitant une réduction impéra­tive de la durée de contagiosité, des critères concernant probablement 20 à 30 % des cas10.
  • Liberté de prescrire pour tous les médecins installés en pratique privée et garantie par l’État de la dispo­nibilité des médicaments de base, en réquisitionnant au besoin les capacités de production de l’industrie pharmaceutique.
  • Confinement ciblé des personnes à risque. Sachant notamment que l’âge seul n’est pas un facteur de risque* ! Le seuil effectif à partir duquel le risque augmente se situe aux alentours de 80 ans… Avec une vérification systématique pour tous les confinés de la balance coûts/ bénéfices pour eux et leur entourage, tenant compte de leurs préférences, de l’impact sur leur qualité de vie et leur santé affective relationnelle et psychique. Enfin, prescription pour les personnes à risque, pour qui cela peut se révéler indiqué, d’hydroxychloroquine et de zinc, éventuellement complété d’azithromycine en cas de symptôme infectieux.
  • Port obligatoire du masque et des gants pour le person­nel soignant ainsi que les personnes exposées du fait de leur profession. Encore fallait-il en avoir – et le débat n’est pas clos quant à l’utilité réelle des masques face au coronavirus, contestée par nombre de virologues.
    * L’organisation suisse de défense des intérêts des aînés, Pro Senectute, publia ainsi le 19 avril un appel demandant que « les personnes au-dessus de 65 ans ne soient plus automatiquement considérées comme à risque. » Cela qui serait selon elle injustifiable. : « Tous les seniors n’appartiennent pas aux groupes à risque. Si l’on s’en tient rigidement au critère de l’âge, on risque une exclusion injustifiable de la vie publique d’une partie des personnes âgées. »
  • Mesures de protection (lavage de mains) et de dis­tanciation sociale pendant tout le temps, bref, du pic épidémique.
  • Développement ad hoc de la capacité hospitalière en soins intensifs. L’évolution de notre compréhension du virus aura hélas été trop lente pour adapter au mieux les protocoles de soins intensifs pour les personnes en situation critique. Il se pourrait, au moment où j’écris ces lignes, que l’intubation sous coma artificiel (logique d’un point de vue clinique en réponse à un état de détresse respiratoire aiguë) n’ait pas constitué la meilleure des réponses. Il est possible que le problème soit avant tout hématologique11 et non pas pneumologique, ou que l’intubation elle-même soit in fi ne plus défavorable que favorable12.
  • Partage d’expériences et de recherches de solutions accé­lérées (moins lourdes que les essais cliniques classiques), entre services hospitaliers et praticiens. L’hôpital de Vannes, par exemple, a selon le média professionnel Hospimedia « mis en place une technique d’oxygéno­thérapie à haut débit, qui a permis d’éviter à certains patients atteints d’être pris en charge en unité de soins continus (USC) ou en réanimation. L’intérêt est double : outre que cela maintient libres des lits de réanimation, les soins sont nettement moins pesants pour le patient. Enfin, les personnels, qui ont eu à dépister plus de 50 % des cas confirmés en Bretagne et la quasi-totalité de ceux du Morbihan, ont bénéficié d’un appui “soutenu” de l’équipe opérationnelle d’hygiène pour la mise en œuvre des mesures barrières ». Dans l’Isère, une équipe de géné­ralistes a annoncé avoir empiriquement observé des résultats probants avec une prescription d’antibiotiques (par exemple azithromycine sans hydroxychloroquine) et/ou de macrolides* 13. La découverte en cours de route d’un taux élevé d’infections bactériennes impliqué dans la mortalité due au Covid14 et l’importance de les dia­gnostiquer adéquatement semblent confirmer l’intérêt d’une telle approche.
    * Les macrolides sont une classe d’antibiotiques dont fait partie l’azithromycine.
  • Mise sur pied de comités multidisciplinaires d’experts compétents et libres de tous conflits d’intérêts, orientés vers les solutions, pour proposer des mesures utiles et rapidement applicables, de soutien à la santé physique, affective, relationnelle, psychique et sociale.
  • Et bien sûr, une communication d’État honnête, res­ponsable et proactive, transmettant une information transparente et de qualité.

Rien de tout cela n’a été mis en place par nos dirigeants. Ceux-là mêmes qui essaient encore de nous faire croire qu’ils ont agi avec justesse et affirment que s’ils avaient pris d’autres décisions, les choses auraient été bien pires. Pires ?

La théorie des catastrophes tient qu’une catastrophe peut advenir selon deux cas de figure : le premier est celui d’un évé­nement imprévu massif, dévastateur, qui déferle soudainement et détruit tout sous son passage. L’autre résulte à l’inverse d’une accumulation d’incidents ou d’erreurs de faible ampleur, mais qui dans une dynamique cumulative en viennent à obtenir des effets délétères sans commune mesure avec aucun des éléments pris isolément15.

On aura vite compris que le « système de défense  » des autorités reposait sur quelques concepts simples mais passa­blement contestables.

En premier, qu’il aurait été impossible d’anticiper un évé­nement comme celui-ci, alors que les coups de semonce de départs de feu épidémiques se sont succédé et que les plans stratégiques pour y faire face avaient été réalisés.

Ensuite, que les données manquaient pour prendre les meil­leures décisions. Ceci alors qu’on a (c’est un des gros maillons de la chaîne de la catastrophe) préféré prêter l’oreille à ce  que proclamaient des modélisateurs fous plutôt que d’écou­ter les gens sérieux, infectiologues cliniciens, virologues et épidémiologistes compétents, qui ne manquent pas dans leur domaine.

Enfin, que l’on est toujours plus intelligent après et que les critiques étaient à éviter pour ne pas tomber dans la désigna­tion de coupables – voire la recherche de boucs émissaires.

Ces arguments contiennent en effet des vérités de première importance. Notamment dans le rappel que tous les éléments de réalité (et a fortiori les grands) contiennent une part irré­ductible d’incertitude. La difficulté à penser et faire avec l’incertitude étant un révélateur de combien nous sommes encore éloignés de l’aptitude à la pensée complexe – nous y reviendrons. À défaut, il reste psychologiquement tentant de nous rabattre sur des conclusions simplificatrices, de manière presque irrésistible. La recherche de coupables pouvant s’ins­crire dans ces processus psychiques collectifs en déplaçant et en condensant fantasmatiquement le malheur et sa cause sur une ou plusieurs personnes – selon les deux principaux proces­sus du psychisme décrits il y a fort fort longtemps par Freud.

Mais ces saines objections, ces garde-fous, se sont trouvées ici à nouveau noyées dans des contre-vérités indéfendables.

Tout au long de cette histoire il y aura certes eu des choses que nous ignorions, mais aussi et surtout des choses que nous aurions dû savoir.

Pour résumer les choses en une formule simple, nous avons connu le SARS-CoV-2 très vite et très tôt, et découvert à tâtons au long des mois le Covid. L’incertitude à l’égard du nouveau coronavirus a été levée grâce au séquençage rapide de son génome. La maladie qu’il était susceptible de provoquer, sa définition, ses modalités d’action (ce que nous appelons techniquement sa pathologie et sa nosologie) ont mis du temps à être comprises. Avec ce paradoxe que d’un côté nous étions en territoire connu (les coronavirus sont une famille bien étudiée et, comme nous l’avons vu, la dynamique épidé­mique ressemblant in fine à celles de nombreux autres virus) et pourtant nous sommes allés de surprise en surprise.

Avec pour les principales une contagiosité et une vitesse de diffusion de loin supérieure à ce à quoi nous nous étions attendu. Des paramètres fondamentaux qui ont dû être radi­calement revus. Comme le fameux « R0 », le nombre de per­sonnes infectées par personnes porteuses du virus, et que l’équipe de la Pr Gupta à Oxford a établi à 5,6 au lieu des 2 et quelques initialement prévus ; ou la durée de contagiosité d’une personne infectée allant de 20 à 40 jours au lieu des 5 à 716 ; la distance de contamination interpersonnelle revue pour s’établir à 4 mètres au lieu de 217, et même, nous l’avons vu précédemment, un processus morbide et potentiellement fatal dans les cas graves qui pourrait être très différent de ce qui était prévu.

Toutes réalités pour lesquelles il serait en effet injuste et  irrecevable de blâmer qui que ce soit – à moins d’être prophète ou devin – de ne pas les avoir sues puisque tout le monde les ignorait.

Il en va autrement, évidemment, des choses que nous savions  déjà, comme – pour ne citer qu’un exemple – l’importance de disposer de stocks de masques en cas d’épidémie vitale transmise par voie respiratoire.

Nous pouvions et devions être prêts face à une telle éven­tualité. Au lieu de cela, nous nous sommes retrouvés dans un état d’impréparation intellectuelle, scientifique, politique et logistique.

    1. Bendavid E., Bhattacharya J., et al., « COVID-19 Antibody Sero­prevalence in Santa Clara County, California », 17 avril 2020 : https://www. medrxiv.org/content/10.1101/2020.04.14.20062463v1
    2. Streeck H., Hartmann G., et al., « Infection fatality rate of SARS- CoV-2 infection in a German community with a super- spreading event » : https:// www.ukbonn.de/C12582D3002FD21D/vwLookupDownloads/Streeck_ et_al_Infection_fatality_rate_of_SARS_CoV_2_infection2.pdf/$FILE/ Streeck_et_al_Infection_fatality_rate_of_SARS_CoV_2_infection2.pdf
    3. Gasmi A., Bjorklund G., et al., « Individual risk management strategy and potential therapeutic options for the COVID-19 pandemic », Clinical Immunol­ogy, avril 2020.
    4. « Magnesium », National institutes of health : https://ods.od.nih.gov/ factsheets/Magnesium- HealthProfessional/
    5. Carr A. C., « A new clinical trial to test high- dose vitamin C in patients with COVID-19 », Critical care, vol. 24, 2020.
    6. « Vitamin D deficiency in Ireland – implications for COVID-19. Results from The Irish Longitudinal Study on Ageing (TILDA) » : https://tilda.tcd. ie/publications/reports/pdf/Report_Covid19VitaminD.pdf ; Grant W. B., Bhattoa H. P., et al., « Evidence that Vitamin D Supplementation Could Reduce Risk of Influenza and COVID-19 Infections and Deaths », Nutrients, vol. 12, avril 2020.
    7. Singh M., et Das R. R., « Zinc for the common cold », Cochrane Database of Systematic Reviews, vol. 6, 2013.
    8. Kox M., Pickkers P., et al., « Voluntary activation of the sympathetic nervous system and attenuation of the innate immune response in humans », PNAS, vol. 111, no20, mai 2020, p. 7379-7384.
    9. Woessner G., « Comment la France se prive de 150 000 à 300 000 tests par semaine », Le point, 3 avril 2020.
    10. « Christian Perronne : “À Garches, nous avons de bons résultats avec l’hydroxychloroquine” », Nexus.fr, 15 avril 2020.
    11. Wenzhong L., et Hualan L., « COVID-19 : Attacks the 1-Beta Chain of Hemoglobin and Captures the Porphyrin to Inhibit Human Heme Metabolism », 13 avril 2020 : https://s3-eu- west-1.amazonaws.com/ itempdf74155353254prod/11938173/COVID-19__Attacks_the_1-Beta_ Chain_of_Hemoglobin_and_Captures_the_Porphyrin_to_Inhibit_Human_ Heme_Metabolism_v7.pdf
    12. Baxter H., « Coronavirus patients on ventilators are unusually likely to die, causing some doctors to change strategy », Independent, 9 avril 2020.
    13. Cathy LG, « COVID-19 : L’espoir par des traitements antibiotiques ? », blog Mediapart, 14 avril 2020.
    14. Schacht O., « COVID-19 Patients Need to Be Tested for Bacteria and Fungi, Not Just the Coronavirus », blog Scientific American, 16 avril 2020.
    15. Reason J., « The Contribution of Latent Human Failures to the Breakdown of Complex Systems », Philosophical Transactions of the Royal Society of London. Series B, Biological Sciences, vol. 327, no 1241, avril 1990, p. 475-484 ; Reason J., « Human error : models and management », British Medical Journal, vol. 320, no 7237, mars 2018, p. 768-770.
    16. Ruidant L., « Le coronavirus pourrait circuler jusqu’à quatre mètres autour d’un malade », Le journal du médecin, 20 avril 2020.
    17. Guo Z.-D., Chen W., et al., « Aerosol and Surface Distribution of Severe Acute Respiratory Syndrome Coronavirus 2 in Hospital Wards, Wuhan, China, 2020 », emerging infectious diseases, vol. 26, no7, juillet 2020.