Extrait du livre Les Mots de la Terre, d'Yves Gagnon, publié en 2021 aux Éditions Colloïdales.
Le scénario du 31 mai s’est répété le premier juin aux petites heures. Le thermomètre indiquait 1 °C au lever du soleil pour une deuxième journée consécutive. J’avais à nouveau installé les protections sur les plantes tropicales et actionné le gicleur à 3 heures. À 4 h 30, je me suis levé pour installer une deuxième toile sur les caissettes de fleurs et pour couvrir le laurier. J’ai alors constaté qu’il ne s’était pas formé de frimas sur la pelouse ce qui était bon signe.
Encore une fois, plus de peine que de misère. Pas de gel et aucun dommage pour les plantes non protégées. Je suis soulagé. Les températures vont s’adoucir à partir d’aujourd’hui et le prochain gel ne devrait frapper qu’à la fin de septembre, au début d’octobre si nous sommes chanceux. Je peux dorénavant m’investir dans l’aménagement des sections ornementales.
La configuration du jardin nous a souvent sauvés de ces dernières gelées printanières, ce qui compte énormément pour la réussite de nos cultures. Le fait qu’il soit installé sur un plateau nous avantage, car le gel se dépose dans les baisseurs et les vallons. J’apprends que des amis jardiniers et des producteurs ont subi des dommages importants tout autour de chez moi : sur le rang voisin, dans le village dont le chemin principal borde la rivière qui coule au creux de la vallée, à Saint-Gabriel la ville voisine, à Saint-Alexis-des-monts au nord, à Trois-Rivières et même à Saint-Norbert où Marie-Pierre des Petits fruits de Marie a vu ses fleurs de fraise et ses plantules de haricots à peine sorties de terre noircir à la suite d’une morsure sévère par le gel.
Les jardiniers dépendent étroitement du climat, car la réussite des cultures en dépend. Ils lisent le temps dans le vent et les nuages tout autant qu’ils utilisent les médias pour prévoir la température qu’il fera et les précipitations qui viendront. En suivant au jour le jour l’évolution des conditions ambiantes, j’officie comme vigie du climat. Observateur attentif depuis plus de quarante années, j’affirme que les changements climatiques ne sont pas une fabulation, mais bien une terrifiante réalité.
À notre arrivée, il gelait systématiquement au début de juin puis, si le gel ne frappait pas à la fin d’août, il était incontournable au début de septembre, pour une saison de 80 à 85 jours sans gel. Depuis 10 ans maintenant, le dernier gel survient en moyenne à la mi-mai et le premier à la fin de septembre et même au début d’octobre pour une saison de 130 jours sans gel, une augmentation de 50 jours. Une croissance de plus de 60 % de ma saison sans gel en 40 ans. On ne parle pas ici de variation climatique, mais bel et bien de métamorphose climatique. La prolongation de ma saison sans gel comporte néanmoins un incontestable avantage pour le producteur de semences que je suis.
À notre arrivée à Saint-Didace en 1980, nous avions comme projet de produire des légumes de conservation, un choix qui avait l’avantage de faciliter la mise en marché. Nos clients venaient à la ferme en octobre récupérer leur commande. Ce furent nos années d’apprentissage de la culture biologique que nous pratiquons avec ferveur depuis ce temps.
Un voyage gagné lors du concours pancanadien de jardinage organisé en 1985 par la revue Harrowsmith nous a conduits, après les Pays-Bas, l’Allemagne et la France, en Angleterre où nous sommes tombés sous le charme des jardins anglais. Je me souviendrai toujours de ce moment charnière où nous visitions le jardin Great Comp dans le Kent alors que nous fûmes complètement trans- figurés par sa splendeur : cinq acres de jardins sinueux aux textures chatoyantes, parsemés de somptueux conifères aux verts magnifiés par les pluies abondantes du sud de l’Angleterre ainsi que d’une multitude de sauges et de digitales en fleurs qui illuminaient cet espace soigneusement manucuré durant des décennies par le couple de retraités, Eric et Joy Cameron, leur créateurs. C’est là, au cœur de ce jardin d’exception, que j’ai confié à ma douce : « C’est cette énergie qu’on va recréer à Saint-Didace. » L’idée n’étant pas, bien sûr, de copier Great Comp, mais de s’en inspirer.
L’année suivant ce voyage, nous avons transformé une partie de nos jardins maraîchers en jardins floraux, inspirés par ce que nous avions observé en Angleterre. Nous avons marié le comestible et l’ornemental en ceinturant les sections légumières par des parcelles aménagées à l’anglaise. La biodiversité du jardin s’accrut, devenant l’assise de sa résistance et de sa productivité.
Le jardin écologique éblouit par sa prodigieuse vitalité qui se mesure au nombre d’insectes qui y butinent, de batraciens qui y croassent et d’oiseaux qui y nichent. L’équilibre qui en émane apaise, émerveille, envoûte, élève et inspire. Lorsqu’on y déambule ou qu’on y travaille, il confère une plénitude et une sérénité qui étreignent le cœur et l’âme et communiquent une paix profonde qu’on voudrait pérenne.
Enthousiasmés par les scènes créées, nous avons décidé d’ouvrir nos jardins au public en 1990 afin de faire vivre à nos visiteurs cette même émotion vécue au cœur de Great Comp, une mission que nous avons conservée depuis.
Je me concentre dorénavant sur les sections ornementales qui occupent près de 30 % de nos surfaces. En premier lieu, avec l’aide de Sébastien, de Cristelle et de Martin, le terrain est travaillé superficiellement à la bêche tranchante afin de décapiter les plantes adventices qui l’ont colonisé, puis un binage manuel est pratiqué. Lorsque le terrain le permet, j’emploie superficiellement la motobêcheuse pour économiser du temps.
Je décide ensuite de la composition de la plate-bande en fonction de la disponibilité des plants produits, de leur hauteur et de l’harmonie de couleurs et de textures souhaitée. Je détermine la composition et la forme des massifs ainsi que la densité entre chaque plante. Une fois les fosses de plantation creusées et amendées, nous transplantons les végétaux un à un, puis nous les arrosons. Un dernier binage de surface permet d’effacer les traces de pas et de donner à l’espace une allure naturelle.
Je pourrais en hiver planifier la composition de chaque plate-bande. Mais j’apprécie le vertige de la création spontanée sur le terrain au moment même de la transplantation. J’imagine, je crée et je réalise l’aménagement sur le champ, sans plan préétabli. Toutefois, je vous mentirais si j’affirmais que je n’y avais aucunement pensé les jours précédant l’installation. Pour pouvoir contempler mes fleurs préférées, je produis par semis des plants de zinnia, de rudbeckie, de cosmos, de lychnis, de tournesol, de ricin, de canna, d’amarante, de tithonia, d’émilie, d’ageratum, de malope, de lavatère, de digitale, de gazania, de gaillarde, de coléus, de tabac et de nicotine, pour ne nommer que celles-là.
À titre d’exemple dans la section à l’est de la palissade du jardin zen, j’ai réuni devant le massif vivace d’origan commun une bande de zinnias rouges au pied desquels ondoiera un tapis de coléus multicolores. Du côté ouest, j’ai installé au fond des nicotines géantes, sur la droite des amarantes Hot Biscuits, au centre des cosmos orange, sur la gauche des hibiscus rouges et en devanture, un massif de rudbeckies Prairie Sun à pétales or et au cœur vert. Je peux déjà imaginer le feu d’artifice qui jaillira de cet aménagement lorsque les plants atteindront la maturité.
Une fois le travail complété, je baigne dans une félicité bienfaisante. Je n’ai plus qu’à entretenir les cultures, à profiter de la symbiose créée et à me nourrir de cette grandiloquente beauté, en constante évolution jusqu’aux premiers gels d’automne. Cette fusion avec le règne végétal fait figure pour moi de remède aux dérives de la cupidité humaine.