Dès les années 1990, quand j’étais étudiant en architecture à l’Université McGill, on regardait des toitures végétalisées dans les revues d’architecture européennes. À ce moment, la toiture végétalisée de l’hôtel Place Bonaventure, construite dans les années 1960au centre-ville de Montréal, était presque tombée dans l’oubli. Au début des années 2000, avec un diplôme d’architecture en main, j’ai commencé à m’impliquer au Centre d’écologie urbaine de Montréal (CEUM). Lucia Kowaluk, coordonnatrice et cofondatrice de cet organisme, m’avait interpellé autour de 2004, me disant : « Owen, tu es architecte, Montréal a besoin de regarder le potentiel des toitures végétalisées et le CEUM devrait s’en occuper! » En même temps, Véronique Jampierre, qui a dirigé l’organisme Vivre en Ville pendant deux ans, faisait déjà la promotion des toitures végétales à Québec. J’étais encore jeune et idéaliste, alors je pensais que c’était évident qu’une ville aux toits plats comme Montréal devrait verdir cette cinquième façade!
Au CEUM, on rêvait de champs de fraises qui pousseraient sur les toits plats de Montréal. On s’est donné comme objectif de construire un projet-pilote sur un plex typique au centre-ville. Toutefois, avant de se lancer, on souhaitait bien documenter les toitures végétales et leur potentiel dans le sud québécois. C’est Maude Landreville, étudiante à la maîtrise en études urbaines à l’UQAM, qui s’est attaquée à la rédaction du document intitulé Toitures vertes à la montréalaise : rapport de recherche sur l’implantation des toits verts à Montréal publié au début de 2005 par le CEUM.
En parallèle à la rédaction du premier rapport, le CEUM était en plein montage de son projet-pilote sur un duplex d’une coopérative d’habitation dans le quartier Milton-Parc, à proximité du centre-ville de Montréal. Le projet est un exemple de conception intégrée, avec plus d’une vingtaine de personnes impliquées lors des différentes phases jusqu’à l’installation du « premier » toit végétalisé contemporain au centre-ville de la métropole. Le tout a été installé lors de trois jours caniculaires, au début du mois de juillet 2005. De ce projet a découlé la publication du rapport Projet-pilote de toit vert, rédigé par Jacob Nerenberg et publié par le CEUM à l’automne 2005.
C’est à travers ces collaborations que le CEUM a monté l’argumentaire nécessaire en faveur des toitures végétales. Même la terminologie a évolué. Au début on disait « toit vert », mais avec l’avènement des toitures blanches, les acteurs du milieu ont convenu des termes « toiture végétalisée », « toit végétal » ou autres variantes afin de souligner le côté vivant de cette application. Nos années d’expérimentation nous permettent de résumer ainsi les bénéfices des toitures végétalisées et du verdissement en général pour une ville.
Bénéfices écologiques :
- contrer localement l’effet d’îlot de chaleur urbain et les épisodes de smog (climatisation et filtration naturelle de l’air extérieur);
- améliorer la santé;
- permettre l’agriculture urbaine;
- gérer le ruissellement des eaux de pluie;
- prolonger la durée de vie des toitures (protection des rayons UV et des écarts de température);
- accroître l’efficacité énergétique du bâtiment;
- insonoriser et réduire les nuisances phoniques;
- favoriser la biodiversité.
Bénéfices sociologiques :
- créer de la beauté;
- contribuer à rendre la vie plus « calme » et moins stressante;
- renforcer la connexion ville-nature;
- améliorer des ambiances de terrasse et les vues sur la ville;
- dans certains cas, augmenter la surface utilisable d’un bâtiment;
- proposer l’émerveillement;
- encourager des échanges sociaux;
- créer des lieux d’activités et de loisirs, comme dans n’importe quelle cour arrière.
Néanmoins, notre rêve de champs de fraises sur tous les toits de Montréal a été tempéré après l’expérience du projet-pilote en 2005. L’objectif d’origine a été de trouver des moyens plus efficaces et moins chers pour les installations de toitures végétales sur des bâtiments existants tels les plex, omniprésents à Montréal. Malheureusement, les coûts relatifs aux mises aux normes des structures existantes des toits plats s’avéraient – et s’avèrent toujours – un très grand défi.
Le CEUM a constaté qu’il fallait diversifier son travail de verdissement et mieux cibler le potentiel des toitures végétalisées. C’est en 2008, encore avec un étudiant à la maîtrise à l’UQAM, Antoine Trottier, et en collaboration avec le GRIP-UQAM, que le CEUM a publié Toitures végétales : implantation de toits verts en milieu institutionnel – Étude de cas : UQAM. Même si les bâtiments existants en bois et en brique étaient problématiques, on a remarqué que le potentiel était toujours présent avec les bâtiments existants construits en structures de béton et/ou d’acier; ces édifices étant majoritairement des bâtiments commerciaux et institutionnels. Mon atelier d’architecture a d’ailleurs réalisé une toiture semi-intensive sur le siège social de Québecor Média, en 2010, et une toiture extensive sur le « Y des femmes » (YWCA) au centre-ville de Montréal, en 2012. En collaboration avec le CEUM, nous avons également réalisé un projet de démonstration, Culti-vert, sur un des toits du Palais des congrès de Montréal, en 2010.
Le projet-pilote du CEUM a été réalisé en collaboration avec le Conseil national de recherches du Canada. Un suivi scientifique réalisé en 2007 a permis à Sébastien Jacquet, étudiant à l’École de technologie supérieure, de publier, en 2011, les résultats dans sa thèse de maîtrise, Étude de la performance énergétique d’une toiture végétale au centre-ville de Montréal. Par rapport à un toit vert irrigué de référence, son analyse a relevé une diminution de 91 % des besoins de climatisation dus à la pénétration de la chaleur par le toit et une réduction des coûts de chauffage de l’ordre de 38 %. De plus, son étude a confirmé (mais pas chiffré) la prolongation de la durée de vie des toitures végétalisées : la température enregistrée sur la membrane d’étanchéité d’une toiture végétalisée est beaucoup plus stable et la température maximale est réduite du quart.
La stratégie élargie de verdissement au CEUM a aussi mené à deux autres publications : Les plantes grimpantes, une solution rafraîchissante, par la biologiste Anne-Marie Bernier en 2011, et Implanter des jardins en bacs sur les toits – Guide pour les milieux institutionnel et commercial, par Patrice Godin, cofondateur de l’entreprise La ligne verte, en 2012. L’idée était de démystifier les craintes relatives aux plantes grimpantes montant sur des murs de maçonnerie et ainsi d’encourager l’agriculture urbaine en bac pour moins cher que le coût d’une toiture végétale.
En 2009, la Ville de Toronto a fait figure de pionnière en adoptant son règlement Green Roof Bylaw ainsi que son programme Eco-Roof Incentive Program. À ce moment, les projets admissibles à l’implantation de toits végétaux reçoivent 100$/m2 jusqu’à concurrence de 100 000 $. Cette subvention s’applique aux bâtiments résidentiels, industriels, commerciaux et institutionnels. Malheureusement, à cette époque, la Ville de Montréal répétait le refrain bien connu de ne pas avoir l’argent avant de se faire éclabousser par la commission Charbonneau. Est-ce un autre exemple où la corruption a enlevé l’argent qui aurait pu être utilisé pour améliorer la Ville? En 2014, la Ville a publié son guide technique sur La construction de toits végétalisés sans exigences d’installation ni subventions.
Bien sûr, une toiture végétale est encore plus facile à installer sur de nouvelles constructions de tout type. Une demande répétée depuis des années à la Ville de Montréal, par le CEUM et le Groupe de travail sur les toitures végétalisées (GTTV) du Conseil du bâtiment durable du Canada – Québec (maintenant Bâtiment durable Québec), est l’adoption d’un règlement qui exige que toute nouvelle construction ait une structure de toiture capable d’accueillir une toiture verte extensive de 190 kg/m2 (40 lb/pi2); ce qui donne environ une épaisseur de substrat de culture de 150 mm (6’’) pour une toiture végétale. L’installation future de terrasses serait aussi facilitée pour optimiser la cinquième façade. C’est une exigence minimale à très faibles coûts supplémentaires. La Ville a partiellement incorporé cette idée lors de sa dernière révision de son Code de construction 11-018 en 2020. Le Code de Montréal s’applique aux bâtiments « exemptés », catégorie qui comprend plusieurs types de petits bâtiments d’un seul usage tels que des plex, des petits bâtiments commerciaux et des bâtiments industriels. C’est ainsi que les toitures végétales font timidement leur entrée dans le Code de Montréal; toutefois, l’initiative est toujours loin de celle de la Ville de Toronto.
La gestion des eaux de pluie afin de réduire les risques de pollution et d’inondation constitue la motivation première des villes comme Portland, Vancouver et de nombreuses villes européennes à adopter une stratégie sur les toitures végétalisées. En effet, lors des épisodes de fortes pluies, le réseau d’égouts de la Ville de Montréal est incapable de traiter toutes les eaux qui lui sont acheminées. On dit ainsi que le système est en surverse : quand il ne déborde pas carrément dans les rues comme ce fut le cas lors du déluge du 14 juillet 1987, le trop-plein d’eau qui se trouve dans le système de collecte se voit déversé directement dans le fleuve Saint-Laurent et dans la rivière des Prairies.
Pour minimiser le nombre annuel de déversements, la Ville de Montréal exige davantage de mesures de gestion à la source des pluies par l’implantation d’équipements d’ingénierie civile, comme des bassins de rétention et des fosses. À ce jour, elle ne reconnaît pas les toitures végétalisées comme moyen polyvalent et moins coûteux de gestion à la source des eaux de pluie, tout en agrémentant la vie urbaine. Le problème des surverses n’est pas unique à Montréal. Pour y faire face, d’autres grandes villes comme Washington, Portland, Toronto et Chicago ont adopté des stratégies de rétention des eaux de pluie qui incluent les toitures végétalisées.
Au début des années 2010, le milieu québécois des toitures végétalisées commençait à prendre son envol. Il y avait plus d’appui des donneurs d’ouvrage et davantage d’acteurs dans l’industrie capables de réaliser des projets de qualité. Dans mon cas, c’est en travaillant sur la toiture végétale de la Coop Cercle Carré, entre 2012 et 2015, que j’ai été confronté pour la première fois à notre prochain obstacle : la Régie du bâtiment du Québec (RBQ). La RBQ est responsable du Code de construction du Québec et elle commençait à émettre des doutes sur l’incombustibilité des toitures végétalisées. Elle traitait dorénavant celles-ci au travers des demandes de mesures différentes de celles prévues au Code. Ensuite, pour « faciliter » la conformité des projets, elle a publié ses Critères techniques visant la construction de toits végétalisés, en 2015.
Avec l’intervention de la RBQ, pendant que tout le monde parle de changements climatiques et d’économie locale, les acteurs du milieu appréhendaient un étouffement des toitures végétales au Québec. Le GTTV a justement été mis sur pied l’année précédente, en anticipation de la publication des critères de la RBQ. Il réunit, au sein de Bâtiment durable Québec, des représentants d’entreprises et des professionnels de l’industrie des toitures végétales.
Le GTTV s’était entretenu avec la RBQ avant la publication de ces critères. Considérés comme du lobbyisme, nos commentaires n’ont pas eu beaucoup d’influence sur la Régie. Alors, afin de minimiser la complexité de l’atteinte de la conformité à ces critères, le GTTV a rédigé la Liste de vérification selon le guide technique sur les toitures végétalisées de la RBQ, publiée au même moment que les critères de la RBQ. On pourrait dire que les critères de cette dernière sont si sévères qu’ils permettent aux toitures végétales du Québec de résister aux tsunamis du Japon, aux ouragans des Caraïbes et aux tremblements de terre de San Francisco! En effet, la RBQ a rassemblé les critères les plus stricts des quatre coins de la planète. Le Québec fut la première juridiction en Amérique du Nord à réglementer les toitures végétales. À l’époque, la RBQ a laissé la porte ouverte aux modifications futures des critères en échange de preuves scientifiques. Encore aujourd’hui, la référence mondiale pour la conception des toitures végétales provient d’Allemagne, avec ses FLL-guidelines. La première version anglaise a été publiée en 2004, mais la version originale date des années 1970.
Depuis la publication des critères de la RBQ en 2015, une étudiante au doctorat en sciences du bois à l’Université Laval, Nataliia Gerzhova, a publié sa thèse intitulée : Caractérisation et analyse des risques incendie dans les toitures végétalisées en 2020. Cette thèse confirme scientifiquement que la propagation de la chaleur et le feu d’une toiture végétale ne posent aucun risque majeur d’incendie pour le bâtiment, ce que le milieu des toitures végétales soupçonnait depuis des décennies.
Alors en 2022, où en sommes-nous? Malgré l’acceptation mondiale des problèmes reliés aux changements climatiques et le rôle que peuvent jouer les toitures végétales dans ce domaine et plusieurs autres, l’industrie québécoise des toitures végétales est toujours confrontée à plusieurs obstacles. D’abord, la Ville de Montréal, à l’encontre de la Ville de Toronto, ne reconnaît pas l’apport des toitures végétalisées en ce qui concerne la gestion des eaux de pluie. Ensuite, la Ville n’a pas donné beaucoup de suites à ses propres recommandations par rapport aux toitures végétales après la Commission permanente sur l’eau, l’environnement, le développement durable et les grands parcs qui a mené au document L’aménagement des bâtiments dans une perspective de développement durable sur le territoire de la Ville de Montréal, sorti en 2017.
Malgré les preuves scientifiques rassurantes fournies par Mme Gerzhova sur les risques d’incendies, la RBQ, qui se rapporte au ministre des Affaires municipales et de l’Habitation (MAMH), n’a toujours pas révisé ses critères de conception des toitures végétales à la lumière de ces résultats. De plus, ni la Ville de Montréal ni la RBQ ne semblent pouvoir apprécier les nombreux bienfaits des toitures végétales sur les plans écologique, social et économique. Je serais le premier à dire qu’un toit végétalisé ne fait pas un bâtiment ni un quartier écologique en soi, mais c’est un outil polyvalent qui procure autant de bénéfices publics que privés dans un monde qui a cruellement besoin de davantage de verdissement et de vivant.
À l’image des jardins suspendus de Babylone et depuis mes années universitaires, je suis toujours émerveillé par la poésie et la beauté des toitures végétales. Je rêve encore d’une ville de champs de fraises qui poussent au-dessus de nos têtes tout en régulant les eaux de pluie et les températures. En plus, elles ont le potentiel d’ajouter un apport d’agriculture urbaine, de biodiversité et des belles vues dans nos villes! À quand l’appellation « les fraises des toits de Montréal »?