Tiré du dossier La Mauricie, tuyau d'échappement de l'Amérique, paru dans notre numéro d'été 2005.
Soudeur, de 1969 à 1971, à la centrale nucléaire Gentilly-1 de Bécancour, près de Trois-Rivières, Marcel Jetté ignorait tout des risques de la radioactivité sur sa santé – tout comme de nombreuses familles établies dans cette région. Greenpeace qualifie la centrale prototy-pe de « désastre technique et financier ». Au total, elle n’aura fonctionné que 200 jours avant d’être définitivement fermée en 1981. M. Jetté est rappelé par Hydro-Québec pour entretenir, de 1980 à 1995, le bâtiment du réacteur voisin, Gentilly-2. Il estime y avoir reçu de fortes doses d’irradiations cancérigènes. En 1997, il est atteint d’un lymphome non hodgkinien, un cancer des vaisseaux et ganglions lymphatiques, bref du système immunitaire.
Hydro-Québec soutient que son exposition aux ra- diations n’aurait jamais dépassé les normes acceptables. « Hydro nous donnait une formation pour nous mettre en confiance au lieu de nous enseigner la méfiance. On ne nous disait pas qu’une dose de radiation d’un rem/heure, ajouté à 500 millirems et à d’autres millirems additionnés au jour le jour, feraient, qu’éventuellement, j’accumulerais une dose capable de me tuer. Selon John W. Gofman, un pionnier de l’uranium 233, il n’existe aucune exposition à la radioactivité qui soit sécuritaire. Les doses et les effets sont cumulatifs et chaque individu y réagit différemment. » Notre de la rédaction : Le rem (röntgen equivalent man) est l'unité de mesure impériale de la dose efficace d'énergie nucléaire dans un tissu humain : 1 rem équivaut à 10 millisieverts, la mesure utilisée dans le système métrique. La Commission américaine de réglementation nucléaire (NRC) a établi des normes qui autorisent des expositions allant jusqu'à 5 000 millirem ou 5 rem par année pour les personnes qui travaillent avec et autour de matières radioactives.
Toujours en 1997, comme la maladie de M. Jetté est au stade 4, son médecin l’avise qu’il a environ six à huit ans d’espérance de vie. Convaincu que son cancer résulte de son exposition à la radioactivité, il demande une indemnisation à la Commission de la santé et de la sécurité au travail (CSST), qui la lui refuse.
Huit ans plus tard, les médecins estiment que son cancer est stable. L’homme de 68 ans utilise toute son énergie pour le faire reconnaître comme une maladie industrielle par la Commission des lésions professionnelles. Or, le 15 avril dernier, le commissaire Michel Bellemare concluait à son tour que « le cancer non hodgkinien diagnostiqué chez le travailleur n’est pas une maladie professionnelle au sens de la loi et que le travailleur n’a pas subi de lésion professionnelle. »
Pourtant, le 27 janvier 2005, le Département du travail des États-Unis reconnaissait que certains travailleurs du nucléaire exposés à la radioactivité avaient développé des cancers. Un programme de compensation prévoit d’ailleurs un versement de 125 000 $EU à 150 000 $EU à tout employé ou à ses descendants. Aucun programme semblable n’existe au Canada.
« L’attitude du Canada à l’égard des travailleurs du secteur nucléaire est digne du Moyen-Âge, déplore le professeur de mathématiques Gordon Edwards, président de l’organisme canadien Sortir du nucléaire. C’est complètement irresponsable de ne pas suivre l’état de santé de ces travailleurs et d’ensuite leur faire porter la démonstration que leur maladie est la conséquence de leur contamination aux radionucléides. Tout le monde sait que cette démonstration est très difficile à établir. C’est de l’hypocrisie et une profonde injustice sociale. »
Dans une réponse écrite à nos questions, une porte-parole d’Hydro-Québec, Marcelle Trépanier, soutient « qu’il n’y a aucun dépassement des doses légales autorisées à l’organisme entier (soit de 50 millisieverts/an ou 100 mSv/5 ans) depuis le début de l’exploitation de Gentilly-2 en octobre 1983. »
Elle ajoute que Gentilly-2 a fait partie d’une étude internationale de recherche sur le cancer, menée dans 117 pays auprès de 600 000 travailleurs du nu-cléaire. « Santé Canada a étudié les causes de mortalité des travailleurs de 1957 à 1994. Les auteurs de l’étude en viennent à la conclusion qu’il y a moins de mortalités générales, moins de cancers et pas plus de leucémies parmi les travailleurs de l’industrie nucléaire que dans la population en général. »
Hausse de tous les cancers
Pourtant, le site Internet du Collège militaire royal du Canada affirme que « des études sur les travailleurs de l’industrie nucléaire tant nationale qu’internationale ont montré des augmentations statistiquement significatives pour tous les types de cancer coïncidant avec des niveaux accrus de doses de rayonnement cumulatives. Dans les études sur l’industrie canadienne, le cancer des poumons et les lymphomes hodgkiniens et non hodgkiniens se sont révélés être les formes de cancer les plus fréquentes chez les travailleurs de Beaverlodge et de Port Hope ».
Pour sa part, la Direction de la santé publique (DSP) de la région Mauricie et Centre du Québec corrobore les données fournies par Hydro-Québec. En 2003, une étude affirmait qu’aucune hausse importante des taux de cancer n’était observée chez les gens vivant à proximité de la centrale de Gentilly-2. La DSP prend néanmoins la décision de remettre des pilules d’iode aux 6 400 personnes qui vivent dans un rayon de huit kilomètres de la centrale, et laisse des comprimés en dépôt dans les commerces, les écoles et les lieux publics. Elle distribue également 290 000 dépliants d’information concernant les risques de contamination à la radioactivité, dans un rayon de 70 kilomètres qui compte près de 600 000 personnes et crée un site Internet (voir nos ressources ci-dessous).
À l’automne 2004, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) tenait des audiences suite à la demande d’Hydro-Québec de remettre Gentilly-2 en état, et de créer un troisième lieu d’enfouissement de déchets radioactifs. Hydro a depuis reporté le début des travaux à 2013, ce qui préoccupe les écologistes qui craignent des bris catastrophiques comme ceux survenus en Ontario en 1983 et en 1986. Gentilly-2 a été construite à partir de 1973 et il y a risque de dégradation des canaux de combustible, affirmait Greenpeace dans son bulletin Réseau Vert du printemps 2005.
Le directeur de la DSP, André Dontigny, réclame la mise en place d’un système d’alerte efficace pour avertir rapidement les citoyens vivant dans un rayon de huit kilomètres. « Ça prendrait un camion de pompier équipé d’une sirène. Il n’y a aucun système d’alerte au Québec, ni de suivi des impacts. Ça devrait être une condition de base autour d’une centrale nucléaire », ajoute le porte-parole de la DSP, Marc Nolin. Plusieurs citoyens se demandent ce qui a subitement motivé les autorités sanitaires à passer à ce mode proactif.
« Pour nous, c’est clair. Si Hydro-Québec demande au gouvernement de faire des travaux de réfection sur le réacteur, c’est que la centrale est dangereuse », tranche Michel Fugère du Mouvement Vert Mauricie. Depuis les années 1970, il réclame en vain qu’Hydro-Québec tienne un inventaire détaillé des substances radioactives produites par la centrale et de leurs effets sur les humains, la faune et la flore.
C’est qu’au début des années 1990, plusieurs événements inquiétants sont survenus dans la région : des enfants habitant à 12 km de la centrale sont nés avec des malformations congénitales associées à la radioactivité, dont des imperforations anales et des fissures palatines; plusieurs femmes ont subi des avortements spontanés au cours d’une grossesse normale; des agriculteurs ont trouvé des plantes difformes et d’autres ont rapporté des malformations congénitales chez leurs animaux, sans parler des bancs de poissons morts dans le lac Saint-Pierre.
Des mesures d’ambiance de rayons gamma ont été effectuées aux stations de contrôle radiologique régionales en 2003. Hydro-Québec reconnaît avoir mesuré toute l’année du tritium atmosphérique et jusqu’à sept fois la concentration naturelle d’une autre substance radioactive, le carbone 14 (14C ) atmosphérique. Toutefois, la société d’État s’empresse d’ajouter : « En 2003, les paramètres physicochimiques des effluents respectaient les normes du ministère de l’Environnement du Québec. »
Tolérance zéro
Mais pour les citoyens de la municipalité de Champlain, aucun rejet de radionucléides n’est acceptable. « C’est bien difficile de savoir si les troubles à la glande thyroïde et autres cancers sont reliés aux rejets de la centrale nucléaire. Nous, ce qu’on observe, c’est que dans chaque foyer il y a des problèmes de santé. Ça prend une étude sanitaire indépendante, pas des études réalisées à partir des données d’Hydro-Québec, ni des études menées dans un trop vaste bassin de population », argumente la porte-parole de Zéro-Nucléaire, Nathalie Boudreault. Cette organisation citoyenne a réussi à faire afficher son logo sur le tiers des habitations de Champlain.
Devant les inquiétudes de la population, Hydro-Québec réplique que la preuve reste à faire. « Ces problèmes peuvent très bien venir de la pollution causée par le parc industriel de Bécancour », soutient Mme Trépanier. Pour sa part, la DSP affirme que le taux de radionucléides émis dans l’environnement est minime (1 %), soit l’équivalent de ce que les gens prennent par le soleil ou lors d’une radiographie. « À ce jour, il n’y a pas plus de cancers ni de malformations congénitales en Mauricie qu’ailleurs au Québec. Il est bien plus dangereux d’inhaler du chlore, de l’ammoniac ou de l’acide chlorhydrique qui pourrait s’échapper du parc industriel », affirme le porte-parole Marc Nolin.
Encore une fois, le site Internet du Collège militaire de la Défense nationale met ces dires en doute. « Selon une revue des incidences de malformations de bébés naissants près des centrales nucléaires de l’Ontario, on a trouvé un nombre de cas statistiquement significatif du Syndrome de Down à Pickering, Bruce et dans le comté de Leeds/ Grenville entre 1978 et 1988. Un nombre accru de cas de cancer de la thyroïde en Ontario au cours de la dernière décennie exige aussi des recherches additionnelles afin de déterminer si cette augmentation est fortuite ou reliée aux émissions des centrales nucléaires CANDU. » De plus, la Commission canadienne de sûreté nucléaire a donné deux notes de C à la centrale Gentilly-2 dans deux catégories : la protection contre la radiation et l’assurance de performance. « Nous avons des améliorations à faire dans notre programme environnemental », a reconnu en mars le porte- parole de la centrale, Gilles Rhéaume, devant les caméras de la station de télévision montréalaise CFCF.
Bilan inquiétant
Des études sociosanitaires contradictoires alimentent la méfiance des citoyens. Une première, menée par la Régie régionale de la santé et des services sociaux sur la période 1994 et 1998 pour les territoires de Bécancour, Trois-Rivières, Cap-de-la-Madeleine et des Chenaux, conclut que, pour l’ensemble des 10 cancers les plus fréquents, « aucune problématique plus marquée ne vient distinguer le territoire par rapport à l’ensemble du Québec. »
Par contre, une étude plus récente, publiée en novembre 2004 par l’Agence de la santé et des services sociaux de la Mauricie et couvrant les années 1997 à 2001, indique clairement que la leucémie, le cancer du pancréas et celui de la glande thyroïde sont en hausse de façon importante à Trois-Rivières, Cap-de-la-Madeleine et à Saint-Louis- de-France, ainsi qu’à Pointe-du-lac et Bécancour, où on a identifié trois fois plus de cas que prévu. Malgré cela, la DSP continue à considérer « qu’à leur niveau actuel, les concentrations (radioactives) présentes dans l’air n’entraînent pas de risques supplémentaires décelables pour les populations des agglomérations de Bécancour et Gentilly. »
Des citoyens contestent la méthodologie utilisée par la DSP et l’Agence de la Santé. « Le ministère de la Santé fait du rubber-stamping (NDLR : Béni-oui-oui), accuse avec colère Patrick Rasmussen, le directeur général du Mouvement Vert Mauricie. Les études diluent les populations à risque à travers les grands bassins de gens beaucoup moins exposés. Ils ne font pas de suivis épistémologiques [étude critique des principes, des méthodes et des conclusions des différentes sciences]. Comment peuvent-ils dire qu’il n’y a pas de problèmes? Ils agissent comme des médecins de compagnies » qui ferment les yeux pour ne pas déplaire au patron. « Faux, nous ferons des suivis rigoureux en 2005 », réplique l’auteur de la dernière étude sociosanitaire, Yves Pépin.
D’après Greenpeace, Hydro-Québec serait mieux de fermer Gentilly-2 car la construction et l’exploitation d’éoliennes coûtera beaucoup moins cher à long terme, sans générer de déchets radioactifs. Un pensez-y-bien...
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