Le Québec fait fausse route en négligeant l'efficacité énergétique et en misant plutôt sur la construction de nouvelles centrales qui coûtent jusqu'à cinq fois plus cher que le parc de production électrique existant, selon le consultant Philippe Dunsky, qui possède plus de 20 ans d’expérience dans le domaine de l’efficacité énergétique, des énergies renouvelables et des changements climatiques. Et nous nous appauvrissons à croire qu'il n'est pas payant d'investir dans l'isolation de nos maisons et autres mesures de réduction de la demande au pays du « mythe de l’électricité à très bas prix », dit-il.

Selon son site web dunsky.ca, ce diplômé en économie de l’Université de Londres (Royaume-Uni) et président de la firme de consultation montréalaise Dunsky Expertise en énergie « possède une vaste expérience dans la conception et l’analyse de programmes, plans et politiques de grande envergure, pour des clients allant de distributeurs de gaz électricité à des agences gouvernementales, producteurs d’électricité, organisations à but non lucratif et entreprises privées. » Au sortir d'un autre débat public québécois sur l'énergie, cet expert a bien voulu répondre à nos questions.

AF : En 1983, le Québec fut la première province à adopter les recommandations fédérales en adoptant son fameux Règlement sur l'efficacité énergétique dans les maisons neuves. Pourquoi avons-nous attendu à août dernier pour les rehausser, en retard  sur plusieurs provinces dont l'Ontario?

PD : Les obstacles étaient nombreux, à commencer par l’opposition de l’industrie. Mais il faut dire aussi que nous n’avons jamais réussi à créer ce que les anglophones appellent un « constituency », c’est-à-dire une communauté d’organismes qui auraient intérêt à pousser pour son adoption plus rapide, voire à créer une pression politique en sa faveur. Le BEIE (Bureau de l'efficacité et de l'innovation énergétique), comme son prédécesseur, l’Agence de l’efficacité énergétique, a travaillé fort dans ce dossier, mais il était souvent seul dans son coin.

AF : Les constructeurs ont toujours résisté (non sans tort) aux règlements qui augmentent le coût des maisons et ils se plaignent que de moins en moins de premiers acheteurs ont les moyens d'accéder à la propriété. Mais sommes-nous une province si pauvre que nous ne pouvons pas nous permettre d'économiser l'énergie?

PD : C’est le contraire : nous sommes une province qui semble se croire plus riche — en matière d’énergie — qu’elle l’est réellement. Faut-il se rappeler que pour satisfaire nos demandes croissantes — croissantes car on ne met pas assez d’efforts dans l’efficacité énergétique —, nous construisons des centrales qui coûtent TROIS À CINQ FOIS plus cher que le parc hydroélectrique que nous héritons du passé? Et c’est grâce à ce mythe de l’électricité à très bas prix que nous nous empêchons de nous enrichir par une plus grande productivité énergétique.

AF : Nous avons beau avoir les tarifs d'électricité parmi les plus abordables dans le monde, il semble que beaucoup de Québécois les trouvent trop élevés et/ou n'ont aucun intérêt pour l'efficacité énergétique. Sommes-nous un peuple gâté ou assez cynique pour penser que le fait que la production d'hydroélectricité émette peu de gaz à effet de serre nous exempte de faire notre effort pour l'environnement?

PD : Les consommateurs québécois ne sont pas très différents des consommateurs partout ailleurs : tout le monde trouve son électricité trop chère, et pas assez de monde pense à ce qu’il peut faire pour en réduire l’utilisation. Par contre, au Québec, nous avons intégré la notion que nous aurons de l’électricité à relativement bas prix pour toujours. Or, la seule façon de maintenir cet avantage est d’aplatir la courbe de la demande, car la croissance des besoins nous oblige à construire de nouveaux projets qui coûtent beaucoup, beaucoup plus cher que ceux du passé. C’est la seule façon.

AF : Plusieurs experts estiment qu'il faut augmenter les tarifs pour réduire le gaspillage. Pouvez-vous me présenter des exemples, en climat froid, où cela a fonctionné sans pénaliser les moins nantis et en récompensant les élèves modèles?

PD : D’abord, ce n’est pas un enjeu de climat froid, mais plutôt un enjeu de chauffage électrique. Il faut dire que le Québec est l’un des très, très rares endroits au monde où le chauffage se fait par l’électricité. Ce n’est pas une mauvaise chose, mais cela rend plus difficile le recours à la tarification comme outil pour encourager la gestion de la demande, surtout dans le résidentiel et les petits commerces. Dans ces cas, les stratégies tarifaires très ciblées peuvent jouer un rôle, mais les programmes d’encouragement — ainsi que les normes et règlements — demeurent des outils essentiels.

Dans les autres secteurs, où la demande est d’ailleurs plus élastique, la tarification peut jouer un rôle plus important. Par exemple, en Colombie-Britannique, une autre région à bas prix historiques, on a modifié de fond en comble les structures tarifaires des secteurs commercial, institutionnel et industriel, et les résultats jusqu’ici sont très encourageants. Lorsqu’on ne fait que moduler les tarifs dans le temps (plutôt que les augmenter partout), on peut non seulement encourager une utilisation plus économique, mais les entreprises qui s’y mettent peuvent abaisser leurs factures. Il y a là des solutions gagnant-gagnant que le Québec devrait adopter.

AF : Justement, les tarifs différenciés dans le temps (TDT) sont-ils nécessaires pour réduire la très coûteuse pointe hivernale qu'accuse toujours Hydro-Québec malgré ses surplus énergétiques?

PD : « Nécessaires » est un grand mot. Je dirais plutôt qu’ils sont un outil assez puissant, dans une boîte à outils plus large. Si on n’a pas recours aux TDT, il faut puiser davantage dans les autres outils, dont les aides financières. C’est donc avant tout une question de coût — les TDT peuvent coûter moins cher que d’autres stratégies. Mais dans tout les cas, rappelons-nous que ne pas s’attaquer à la demande de pointe risque de nous coûter beaucoup plus cher encore.

AF : Comment appliquer les TDT en climat froid où l'on chauffe à l'électricité?

PD : Il y a une multiplicité de solutions pour s’attaquer à la pointe : accumulateurs électriques, foyers de masse, solaire thermique, substitution vers la biomasse, contrôle à distance, etc. Mais rappelons-nous que même si le chauffage électrique est le problème, il n’est pas nécessairement la seule solution. Par exemple, nous pouvons réduire la pointe hivernale en améliorant l’isolation et l’étanchéisation des maisons. Nous pouvons également le faire en utilisant les chauffe-eau comme accumulateurs via des techniques de contrôle à distance. Nous pouvons repousser d’autres demandes — l’utilisation d’appareils électroménagers, par exemple — en dehors des périodes de pointe. Ma firme élabore les plans de déploiement de ces technologies pour les provinces et États autour de nous; le Québec a ses particularités, mais, dans l’ensemble, nous avons la capacité et toutes les raisons du monde de le faire. Et nous n’avons parlé ici que du résidentiel…

AF : La France a imposé la cotation énergétique au moment des transactions immobilières. Ce scénario est-il prévisible à court terme et souhaitable au Québec? Connaissez-vous de récentes expériences heureuses dans ce domaine en Amérique du Nord?

PD : Souhaitable et nécessaire. Ma firme a conçu le plan pour la cotation obligatoire dans les États du nord-est américain. Déjà, dans la ville de New York, tous les bâtiments commerciaux sont obligés de divulguer leur performance énergétique lors de transactions (vente ou location d’espace). Il en va de même dans plusieurs villes et États américains, comme dans tous les pays d’Europe. Il faut comprendre que c’est autant une mesure d’efficacité énergétique qu’une mesure de protection des consommateurs, car sans la cotation, l’acheteur ne voit que le prix d’achat, pas le coût d’opération, qui peut varier énormément d’une maison ou d’un bâtiment à un autre.

AF : Le Québec devrait-il offrir des aides financières à l'achat d'un chauffe-eau solaire et/ou d'un système photovoltaïque (PV) même si ces systèmes ne sont pas « rentables » à court ou moyen terme.

PD : La rentabilité économique est une question complexe. Par exemple, une aide financière pour le solaire PV au Québec pourrait être non rentable en fonction d’un des « tests » de rentabilité standards, tout en étant rentable selon un autre des tests. Par ailleurs, la rentabilité n’est pas l’unique facteur qui doit guider les choix. Imaginons un portefeuille d’investissements : on met l’essentiel de notre argent dans des investissements qui pourront rapporter un peu à court terme, mais on laisse une partie du portefeuille pour des investissements qui pourraient porter leurs fruits de façon plus substantielle, mais uniquement à plus long terme (et avec plus de risque). Investir dans le solaire PV pourrait s’avérer un investissement pertinent pour le Québec, mais uniquement dans la mesure où cela joue un rôle précis et délibéré dans un portefeuille d’ensemble. Il faudrait mesurer les coûts d’un tel effort par rapport à d’autres investissements — par exemple, dans l’enveloppe thermique, les systèmes de chauffage ou les contrôles avancés — qui pourraient rapporter davantage et à moindre coût. La question est donc de s’assurer que le cadre réglementaire — celui qui détermine ce qui sera l’objet d’aides financières et ce qui ne le sera pas — est clair, cohérent et le résultat d’une vue globale.

AF : Parlez-nous des gouvernements nord-américains champions de l'efficacité énergétique et des énergies renouvelables. De qui le Québec devrait-il s'inspirer? Comme nous chauffons peu de maisons au gaz et au mazout, est-il pensable d'un jour stopper les hausses de la demande d'électricité, voire de la faire reculer?

PD : Il est absolument faisable d’éliminer la croissance de la demande. Plusieurs États l’ont déjà fait uniquement par l’accroissement de l’efficacité énergétique, donc en isolant l’effet de ralentissements économiques ou de modifications structurelles à l’économie. Toutefois, l’électricité n’étant pas la seule énergie problématique (loin de là!) d’une perspective environnementale, il faut considérer la problématique dans son ensemble. À la limite, la substitution d’énergies fossiles par l’électricité devrait faire partie des solutions envisagées, pourvu que la consommation d’électricité elle-même soit la plus efficace possible.

Pour ce qui est des régions desquelles tirer inspiration, il y en a beaucoup : cinq avec qui nous travaillons étroitement peuvent servir de beaux exemples. Le Massachusetts a déjà inversé la courbe, la demande en électricité y est en décroissance uniquement en raison d’une meilleure efficacité énergétique. La Californie œuvre à éliminer la croissance de la demande par l’efficacité énergétique. La Nouvelle-Écosse, qui jusqu’à récemment faisait très peu en efficacité énergétique, a rapidement mis en œuvre des stratégies qui ont déjà inversé la courbe de la demande électrique de la province. Et la Colombie-Britannique, bien que pas aussi agressive que les autres, utilise une plus large gamme d’approches et innove à beaucoup d’égards. Nous sommes particulièrement fiers de travailler avec ces leaders nord-américains qui démontrent, évaluations indépendantes à l’appui, à quel point on peut accélérer la productivité de notre énergie, à quel point on peut faire plus avec moins.

AF : Enfin, quelles sont les avenues les plus prometteuses?

PD :

1. Politiques et stratégies :
• Financement innovateur de projets éconergétiques remboursés sur la facture d’énergie ou via l’impôt foncier;
• Cotation énergétique obligatoire des immeubles, bien que sa valeur sera beaucoup plus importante dans le secteur commercial;
• Tarifs différenciés dans le temps, lesquels ouvrent la voie à un grand nombre de solutions à la fois technologiques et comportementales;
• Combinaison de big data¹ et de moyens de communication plus sophistiqués pour rejoindre plus de monde et mieux influencer les comportements.

2. Technologies :

– Directes :
•  Diodes électroluminescentes (DEL), deux fois plus efficaces que les fluocompactes à coût moindre d’ici trois à cinq ans;
•  Pompes à chaleur bi-bloc murales (sans conduits);
•  Panneaux de construction isolants, dont les coffrages permanents en polystyrène.

– Indirectes :
• Thermostats de troisième génération (dits « intelligents ») et le big data derrière cela;
• Compteurs « intelligents » (et le big data qu’ils permettront d’exploiter au profit de l'efficacité énergétique);
 Contrôle direct des charges (facilité par les deux technologies susmentionnées);
• Intégration de services (thermostat, alarme, musique, etc.);
• Services de thermographie (abaissement radical de leur coût);
• Et tous les bidules dont on ne soupçonne pas encore l’existence…!

AF : Merci, Philippe Dunsky.

1. Big data, littéralement les grosses données, est une expression anglophone utilisée pour désigner des ensembles de données qui deviennent tellement volumineux qu'ils en deviennent difficiles à travailler avec des outils classiques de gestion de base de données ou de gestion de l'information. L'on parle aussi de datamasse en français par similitude avec la biomasse. C'est l'un des grands défis informatiques de la décennie 2010-2020 et il offre des perspectives de création de valeur insoupçonnées jusqu'ici. Il peut aider les entreprises, tous secteurs confondus, à réduire les risques, à améliorer la prise de décision, à créer la différence grâce à l'analyse prédictive. Le big data offre ainsi une expérience client plus personnalisée et contextualisée.)
Source : Wikipédia