
En général, j’aime bien lire Patrick Lagacé dans La Presse. Il pratique un métier exigeant, celui de chroniqueur, un travail hasardeux lorsque l’on émet une opinion contentieuse. Surtout lorsque l’on alimente des préjugés, ce qu’il a fait dans sa chronique Avez-vous pensé à votre charge odorante, aujourd’hui?, publiée le 7 septembre. Il s’insurgeait alors contre un avis affiché dans un bureau de passeport demandant aux gens d’éviter les produits parfumés.
Pour reprendre ses mots : « Ce matin-là, avant d’aller chez Service Canada, je devrais penser à gérer ma charge odorante ? C’est fou net.
On va demander à 97 % des gens de ne plus se laver les cheveux, de ne plus se parfumer, de ne pas porter de déo, de ne plus s’appliquer de lotion après-rasage ni de crème hydratante – bref, d’être des gueux, pour…
Pour ne pas importuner les 3 % d’entre nous qui peuvent être – sur un spectre variable d’inconfort – indisposés ? »
Il me semble qu'il devrait savoir que pour éviter de puer, l'on peut se laver avec un savon et un shampooing non parfumé, comme on peut aussi nettoyer et rafraîchir nos maisons sans masquer les odeurs avec des produits pétrochimiques nocifs comme les si populaires soi-disant « rafraichisseurs d’air » qui sentent très fort. Ces « sent-bons » contiennent notamment du para-dichlorobenzène, le même insecticide pétrochimique associé aux cancers hormonodépendants, que l’on retrouve dans les boules à mites!
Un consensus scientifique clair
De toute évidence, Patrick Lagacé ignore qu’en moyenne, une personne sur trois rapporte subir plus que de l’inconfort, mais de réels problèmes de santé, comme des migraines, des crises d’asthme ou des problèmes neurologiques, lorsqu’elle est exposée à un produit parfumé de soin corporel ou d’entretien domestique, par exemple (Steinemann, 2020). Chez les personnes asthmatiques et autistes, les proportions augmentent respectivement à 57,8 % et 75,8 %.
Faisant donc fi de ces personnes, Lagacé a ciblé une minorité, soit le 3 % (en fait 3,5 %, en 2020) de la population qui a déclaré à Statistique Canada avoir reçu un diagnostic d’hypersensibilité environnementale, un handicap reconnu donnant droit à des accommodements raisonnables au Canada et dans plusieurs autres pays.
« Pour ça, pour accommoder 3 % des gens, le gouvernement fédéral préférerait que vous sentiez la sueur que l’odeur artificielle du déodorant », rajoutait-il.
Il ignore sans doute aussi que l’hypersensibilité aux parfums et à d’autres produits chimiques peut être déclenchée dans un bâtiment aux prises avec des moisissures qui sont potentiellement présentes dans 15 à 35 % des immeubles, selon l’Institut national de santé publique du Québec.
Lagacé a même eu le culot d’associer l’hypersensibilité environnementale (une question de santé publique) à hypersensibilité culturelle (de religion ou autre croyance).
Sa compassion semble aussi à géométrie variable : « Si une collègue m’informait que mon parfum la rend malade, je n’en porterais plus au bureau, je ne suis pas à ce point méchant. Si elle me disait que mon déodorant l’indispose, je ferais l’effort d’en trouver un sans odeur. »
Alors pourquoi ne le ferait-il pas aussi pour protéger des étrangers dans un bureau gouvernemental?
Un vieux problème enfin reconnu
Comme la plupart d'entre nous, il ignorait sûrement aussi qu’en juin dernier, l’Association médicale américaine a a adopté un règlement qui « encourage les établissements de santé, les agences gouvernementales et les organisations à but non lucratif à adopter et à promouvoir des politiques sans parfum… » Souhaitons que l’Association médicale canadienne fasse rapidement de même.
Je rappelle à mon éminent collègue que le Guide de déontologie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec exige de « respecter scrupuleusement les faits » et énonce, parmi les valeurs fondamentales des journalistes, « l’ouverture d’esprit qui suppose chez eux la capacité d’être réceptifs aux réalités qui leur sont étrangères et d’en rendre compte sans préjugés».
Chose certaine, il a contribué à faire connaître une réalité méconnue mais qui existe depuis des décennies : le mouvement canadien des politiques sans parfums a débuté après qu’en 1990, 700 personnesont été empoisonné par un produit chimique corrosif appliqué par erreur dans le système de ventilation du Centre médical Camp Hill, à Halifax. Plusieurs d’entre elles, dont du personnel médical, ont alors développé l’hypersensibilité chimique multiple. Lire le compte rendu (53 pages en anglais seulement) d’un symposium sur ce handicap organisé par le ministère de la Défense, à Ottawa en 2001, et auquel j’ai assisté. Ceci grâce au ministre Art Eggleton, dont la secrétaire était hypersensible. Le médecin Gerald Ross y expliquait que, contrairement à l’axiome toxicologique selon lequel « la dose fait le poison », les très faibles expositions chimiques peuvent être plus toxiques que les plus fortes qui déclenchent une réaction enzymatique de détoxication.
Le Centre canadien d'hygiène et de sécurité au travail (CCHST), une agence du gouvernement du Canada, avait timidement publié divers outils pour faciliter la transition vers des milieux de travail sans parfum, dont un webinaire sur le sujet présenté en octobre 2011. Espérons que les initiatives sans-parfum se généraliseront avec la publication, l’année dernière, d’un document de cinq pages de la Commission canadienne des droits de la personne, intitulé Hypersensibilité environnementale et politique pour un milieu sans parfum : guide pour les employeurs et les fournisseurs de services sous réglementation fédérale. Il affirme que :
• avoir une politique pour un milieu sans parfum,
• réduire ou éviter l’utilisation de produits chimiques et parfumés, • acheter des produits moins toxiques,
• informer le personnel et la clientèle avant d’effectuer des travaux de construction ou d’entretien. »
L’industrie des parfums et fragrances pétrochimiques connaît une croissance soutenue, notamment grâce aux milliards de dollars investis en publicité pour nous faire croire qu’un produit odorant est un produit propre et sain. Une tendance malheureusement confondue avec l’aromathérapie à base d’huiles naturelles (qui peuvent aussi incommoder les hypersensibles). Toutefois, sachez que la croissance du marché des parfums est inférieure à celle des produits sans parfums (7,5 % par année) dans le secteur des soins de la peau, sans oublier la popularité croissante des produits nettoyants domestiques sans fragrances, même au sein du grand public bien-portant.
Patrick Lagacé n’a pas répondu à mon courriel l’invitant à lire ce qu’affirme l’Association pulmonaire concernant les produits parfumés, dont voici un extrait :
Les parfums pénètrent dans le corps par la peau ou par les poumons. L’exposition à des substances chimiques peut provoquer diverses réactions. Même un produit qui contient des extraits naturels de plantes pourrait déclencher une réaction allergique chez certaines personnes.
Alors que certains individus ne sont que légèrement sensibles aux parfums, d’autres peuvent avoir une réaction aiguë.
Voici quelques symptômes fréquents :
• maux de tête
• étourdissements
• fatigue ou faiblesse
• essoufflement
• nausée
• symptômes semblables à ceux d’un rhume
• l’aggravation des symptômes d’asthme1
Que contiennent les parfums?
Les parfums sont un mélange d’éléments naturels et chimiques. Un parfum ordinaire peut contenir de 100 à 350 ingrédients. Le problème avec les produits parfumés n’est pas tant leur odeur que les substances chimiques qui entrent dans la composition de celle-ci.
Les produits parfumés contiennent diverses substances toxiques qui, une fois libérées dans l’air, se volatilisent et s’accrochent aux cheveux, aux vêtements et à d’autres objets. »
Le 3 novembre, La Presse publiait enfin une réplique à la chronique de Patrick Lagacé, signée par Rosa Iacono, une administratice de l’Association pour la santé environnementale du Québec et du Canada. En voici quelques extraits :
« Il a qualifié cette mesure « d’hypersensibilité » culturelle et a suggéré que 97 % des gens renoncent aux produits de base – en bref, « être dégueux ». Il a même proposé que les personnes hypersensibles portent des masques N95 ou que les Canadiens soient forcés de « prendre une douche » avant d’entrer dans un bureau des passeports.
Ces propos banalisent une déficience reconnue – la sensibilité chimique multiple (SCM) – et alimentent la stigmatisation qui met en danger la santé et la sécurité des personnes concernées.
Je le sais d’expérience. Je vis avec la SCM depuis 2007, après avoir été exposée à plusieurs reprises à des produits chimiques au travail. Comme on m’a refusé des mesures d’accommodement, ma santé s’est progressivement détériorée. Je ne pouvais plus travailler, faire mes courses, ni voir ma famille, et j’ai passé deux ans isolée.
Lorsque je suis exposée à des parfums ou produits chimiques, je développe rapidement des douleurs à la tête et aux yeux, je perds la voix, j’ai du mal à parler, je souffre de confusion, de troubles de l’équilibre et de douleurs à l’estomac. Je deviens incapable de fonctionner et dois quitter les lieux immédiatement.
La SCM n’est pas une préférence personnelle. C’est un handicap reconnu et protégé comme tout autre handicap en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne (2007), la Loi canadienne sur l’accessibilité (2019) et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. La Commission canadienne des droits de la personne le confirme sur son site web2.
Le Comité de l’ONU sur les droits des personnes handicapées, dans ses Observations finales de 2025, a rappelé que les personnes atteintes de SCM ont droit à une protection égale, à des mesures d’accommodement et à des environnements accessibles. En juin 2025, l’Association médicale américaine a adopté une politique reconnaissant la SCM comme pouvant limiter les activités majeures de la vie et appuyant les politiques sans parfum et l’étiquetage des ingrédients3…
Patrick Lagacé a parlé de « seulement 3 % », mais cela exclut des millions d’autres personnes asthmatiques, atteintes d’allergies graves, de dermatite, de migraines et d’autres conditions qui dépendent elles aussi d’un air sain…
« Sans parfum » ne signifie pas que les gens sentiront mauvais. Des millions de Canadiens utilisent chaque jour des produits personnels non parfumés – et ils ne sentent rien.
Se moquer de ces mesures revient à se moquer d’un fauteuil roulant, d’une rampe, d’une canne ou d’un chien-guide. Cela envoie le message que notre sécurité importe moins et incite d’autres à ignorer les règles d’accessibilité, créant un danger réel…
Ridiculiser la sensibilité chimique multiple revient à mépriser non seulement une mesure d’accessibilité, mais aussi les personnes qui en dépendent pour respirer, travailler et vivre. »


