Préface du tome 2 de 40 ans de luttes pour l'environnement, d'André Bélisle et Philippe Bélisle.

Les deux tomes des mémoires d’André Bélisle, Sur les ailes de l’aigle et La guerre des fossiles, sont bien davantage que le témoignage passionné d’un des acteurs privilégiés des luttes contemporaines pour la protection de l’environnement au Québec. En effet, ce récit constitue une véritable page d’histoire, à travers les victoires et les défaites, mais surtout à travers le regard que portaient les leaders et les militants écologistes de l’époque sur ces enjeux environnementaux.

Le compte-rendu de ces quatre décennies de militantisme passe de l’exposé factuel au « je » de l’auteur qui en expose sa vision, ses interventions et celles des groupes alliés. C’est précisément cette double trame qui constitue la richesse du propos, car on y retrouve l’homme tout de bois brut, entier, parfois trop, et souvent impitoyable dans ses jugements, qu’a été le leader de l’Association québécoise de lutte contre les pluies acides (AQLPA 1.0) et de l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA 2.0).

Dès sa naissance, l’AQLPA et son leader, un travailleur de ligne en direct des chantiers d’Hydro-Québec, détonnaient dans le milieu environnemental encore naissant. On y trouvait plutôt des intellectuels et des scientifiques qui avaient mené la lutte aux projets de centrales nucléaires ou à la pollution des cours d’eau par les industries et les villes, une pollution qui accusait déjà près de 20 ans de retard sur des provinces comme l’Ontario ou la Colombie-Britannique. Le débat sur l’énergie était alors animé là aussi par des scientifiques comme Jacques Ruelland, Daphna Castel et John Burcombe, les deux derniers étant de regrettée mémoire. Il y avait aussi STOP avec Bruce Walker et la Société pour vaincre la pollution (SVP), où les scientifiques du début passaient la main à un autre militant coloré de l’univers naissant de l’écologie, Daniel Green.

Les ministres de l’Environnement de l’époque, à commencer par le premier, Marcel Léger, ont vite compris qu’ils n’auraient d’influence dans le cabinet pour faire avancer leurs dossiers que s’il y avait des débats publics sur les enjeux de leur nouveau secteur et des gens fortement motivés pour les animer. Il s’est alors créé des alliances objectives entre la plupart des groupes écologistes et les ministres, autant du côté fédéral que provincial.

Aujourd’hui, on assiste à la tendance inverse. Les ministres sont sollicités et s’appuient plutôt sur les lobbyistes du privé et les institutions publiques comme les municipalités. Cela s’explique par le fait que ces lobbyistes se font ouvrir la porte par la haute fonction publique qui a fréquenté les mêmes écoles, qui poursuit des plans de carrière similaires et apprécie les mêmes formes de pouvoir. Ces forces économiques ou institutionnelles, moins visibles, par définition, ont pour stratégie de remplir les agendas des déjeuners et dîners des ministres, membres de cabinets, des hauts et moins hauts fonctionnaires pour présenter leurs dossiers, bien avant d’aller sur la place publique, où ils savent qu’ils auront toujours un handicap à défendre leurs intérêts particuliers contre l’armada écologiste, bien drapée dans l’intérêt commun. En hommes de pouvoir qui préfèrent s’appuyer sur des soutiens plus stables que le sont les forces économiques, les ministres del’Environnement n’ont plus beaucoup de temps ni l’intérêt de se rapprocher des écologistes et des... journalistes. C’est plutôt exactement le contraire.

À l’époque où le dossier des pluies acides faisait régulièrement les manchettes dans le Globe and Mail et Le Devoir, le seul média québécois qui maintenait un journaliste à plein temps [NDLR : l'auteur de ces lignes] pour couvrir l’environnement au début des années 80, il n’était pas rare de recevoir un coup de téléphone du responsable des communications du ministre qui voulait savoir quels médias étaient intéressés à couvrir, par exemple, une conférence sur les pluies acides à New York ou une réunion des ministres de l’Environnement en Nouvelle-Écosse. L’offre était faite à tous les médias, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, et généralement, les frais de voyage étaient couverts par le ministère. Curieusement, malgré ces offres alléchantes, il m’est arrivé la plupart du temps de me retrouver seul journaliste à bord de l’avion, ce qui en dit long sur le difficile réveil des médias face aux enjeux environnementaux, parfois même assis à côté d’André Caillé, alors sous-ministre à l’Environnement, avec qui j’ai toujours eu de passionnantes discussions, sans parler de quelques bonnes primeurs. Et, surprise, plusieurs écologistes comme André Bélisle étaient du voyage !

On était loin de la composition de la délégation canadienne à la 28e Conférence des Parties (COP28) à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), qui s’est tenue à Dubaï à l’automne 2023, dont une grande partie provenait des milieux de l’énergie et en particulier du pétrole.

Il aurait été très mal vu dans les années 80 que le Québec finance directement des militants écologistes étatsuniens qui étaient prêts à se battre contre les producteurs d’émissions acides aux côtés du gouvernement québécois. Mais les moyens alors accordés par nos gouvernements à des groupes québécois, AQLPA en tête, ou à des institutions de recherche ou de sensibilisation, permettaient à leurs troupes de créer des alliances de l’autre côté de la frontière avec des chercheurs, des scientifiques et des représentants gouvernementaux. Quant à André Bélisle, qui avait toujours quelques nouvelles informations à fournir aux journalistes, il fallait le voir venir avec un œil en coin, comme la fois où son communiqué nous annonçait qu’on allait abattre une érablière en Montérégie, dont les arbres étaient minés à mort par les pluies acides. En réalité, le fermier avait abattu devant les caméras un seul érable, mais cela fournissait suffisamment d’images pour le téléjournal... Disons que le monteur de ligne avait très vite appris à faire monter les médias au créneau !

La décennie des années 80 fut un âge d’or dans les relations entre les écologistes et le gouvernement. Non pas qu’ils marchaient main dans la main, car les groupes, comme l’AQLPA, dénonçaient souvent le peu de moyens, d’interventions ou de cohérence du gouvernement face aux nombreux dossiers qu’ils portaient sur la place publique avec l’aide des médias, progressivement de plus en plus nombreux à s’intéresser à la protection de l’environnement. Mais les ministres les percevaient encore au début des années 90 comme d’incontournables alliés, avec qui il fallait composer même s’ils commençaient à s’en distancer au fur et à mesure que les forces économiques s’activaient dans les coulisses pour contenir ou atténuer l’action gouvernementale.

C’est au début des années 90 que les groupes écologistes ont réclamé de Québec une aide statutaire pour consolider leurs assises. Leur succès commençait à peser lourd sur le plan financier, car les déplacements se multipliaient, tout comme le nombre d’interventions, les réservations de salles pour les réunions, les conférences de presse, etc. Ils étaient de plus en plus sollicités par les médias et par la population qui voulait s’informer davantage sur certains dossiers ou obtenir leur opinion.

Le Parti libéral s’était commis publiquement pour un financement statutaire et même pour un financement majeur du Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE). Ce dernier mobilisait des avocats de grands bureaux pour défendre pro bono certains dossiers d’intérêt que lui présentaient des groupes écologistes ou des citoyens. Mais les limites de ce bénévolat avaient rapidement été atteintes. L’argent promis aux groupes est venu pendant quelques années, mais devant la vigueur de ces groupes qui mordaient systématiquement la main qui les nourrissait, Québec a changé de tactique et réservé la part la plus importante de ses fonds aux groupes qui lui présentaient de « bons » projets, de préférence des actions sur le terrain pour les tenir loin des conférences de presse vitrioliques... Cette stratégie a privilégié, il fallait s’y attendre, les groupes plus conciliants envers le gouvernement et les forces économiques.

Certains ont survécu à ces changements, mais ces stratégies gouvernementales destinées à juguler les critiques ont eu des répercussions majeures sur les groupes les plus véhéments, d’où les rivalités qui sont apparues entre ceux qui se percevaient davantage comme des lobbyistes environnementaux qui savaient critiquer sans aller jusqu’à rompre les liens avec les milieux ministériels, et les plus critiques qui obtenaient peu de financement et voyaient l’action de leurs rivaux écologistes comme une attitude de compromis, voire de compromissions. Cela a provoqué un dur débat d’orientation au sein du milieu écologiste québécois, qui s’est mué en rivalité au point de scinder le milieu des écologistes militants dans les deux dernières décennies. Et ce clivage est loin de s’être aujourd’hui résorbé.

C’est à la même époque que le gouvernement du Québec a changé fondamentalement la vocation de son ministère de l’Environnement. Jusque-là, comme le reflète le mot du premier titulaire ministériel de l’Environnement, Marcel Léger, le ministère misait sur les six millions « d’inspecteurs environnementaux » qu’étaient les citoyens du Québec. Le public, les citoyens, les espèces vivantes sans voix politique étaient la clientèle du ministère dont il entendait assurer la qualité et la sécurité environnementale. Mais au début des années 90, dans une volte-face dont les séquelles entachent son action encore aujourd’hui, la « clientèle » du ministère a été redéfinie comme étant celle des demandeurs de permis, de certificats d’autorisation et des corporations à surveiller. C’est à partir de ce moment fatidique que les libéraux de Robert Bourassa, puis les membres de tous les autres gouvernements ont conféré à ce ministère le rôle « d’aidant naturel », pourrait-on dire. C’était et c’est encore aujourd’hui une abdication de la mission de contrôleur environnemental, indépendant, non complaisant et défenseur de l’intérêt public contre les intérêts particuliers.

Ce virage, dont j’explique dans le détail l’évolution et les conséquences organisationnelles dans La caution verte (Écosociété, 2022), a débouché sur un système d’inspection volontaire des entreprises agricoles et industrielles ainsi que des municipalités. Le ministère tolère que de grandes entreprises, comme Noranda, dérogent systématiquement aux normes en vigueur, instituant un système de double standard dans le milieu industriel. Il donne aux acteurs économiques comme à aucun autre le pouvoir d’influencer l’évolution de la réglementation en se concertant avec eux pour définir les nouvelles règles, quitte à consulter pour la forme la population et les groupes une fois que la nouvelle ligne rouge a été définie. À la limite, il refait la réglementation sur mesure pour les accommoder, comme dans le cas de Northvolt. Il n’hésite pas à prodiguer des conseils à des acteurs comme la Ville de Longueuil sur la façon de contourner les règles de protection des espèces menacées telle que la rainette faux-grillon.

Et quand des avocats retors, spécialisés dans le contournement des normes, suggèrent au ministère d’approuver séparément trois établissements agricoles de 3 999 têtes de cochons pour éviter le couperet normatif des 4 000 têtes susceptibles d’enclencher un examen public par une commission d’enquête du Bureau d’audiences publiques sur l’envi- ronnement (BAPE), le ministère fait comme si ce n’était pas un seul et même projet sur un seul et même terrain. La loi a pourtant été changée en 2017 pour permettre au ministre de soumettre au processus d’évaluation environnementale les dossiers où les promoteurs tentent d’esquiver les règles environnementales par des entourloupettes de ce genre.

Alors que le Québec se retrouve avec un ministère asservi aux forces et aux portefeuilles économiques, les défis environnementaux s’aggravent et se multiplient. Le ministre de l’Environnement a ainsi perdu le contrôle de l’essentiel de la lutte contre la crise climatique depuis que son collègue des Ressources naturelles possède son propre fonds, distinct du Fonds d’électrification et de changements climatiques (FECC) qui relève de l’Environnement, et qu’il n’a plus aucun compte à rendre au ministère de l’Environnement sur l’évolution etl’application de la politique énergétique du Québec. Rien de moins !

Ce contexte politique a rendu beaucoup plus difficile et souvent beaucoup plus marginale l’action des groupes écologistes. Tout comme les milieux économiques, le gouvernement et le ministère de l’Environnement perçoivent désormais les groupes citoyens et écologistes comme des adversaires, sauf s’ils font partie du petit cercle des gentils que les ministres n’hésitent pas à exhiber à leur table lorsqu’ils donnent des conférences devant d’importants groupes économiques.

Un jour, dans les années 90, alors que je dînais avec un sous-ministre, il me disait ne craindre que deux groupes au Québec. Pour le plaisir, nous avons tous les deux inscrit deux noms sur nos napperons pour voir, sans nous concerter, si on faisait la même évaluation. Et c’était le cas. Les deux groupes en question étaient les seuls qui ne demandaient pas d’argent à Québec et qui comptaient sur des ressources autonomes.

« Les autres, je les tiens par les fonds que le gouvernement leur accorde. Et plus je leur en accorde... », me précisait cet interlocuteur avec un cynisme de bon aloi.

Les groupes citoyens ou environnementaux ayant de moins en moins l’oreille de la classe politique, leur présence et leurs actions en vue de sensibiliser et de mobiliser l’opinion publique demeurent les seuls moyens vraiment efficaces où peut s’afficher leur autonomie politique. Et leur influence réelle.

La prise de conscience environnementale que nous vivons aujourd’hui doit beaucoup à l’action de tous ces groupes, des plus diplomates, pourrait-on dire, aux plus exigeants que l’on qualifie souvent à tort de radicaux. Cette prise de conscience doit aussi beaucoup à l’émergence des médias sociaux que plusieurs groupes ont appris rapidement à maîtriser en même temps qu’elle leur coupait l’herbe sous les pieds à d’autres égards.

La Toile permet aujourd’hui à n’importe qui d’obtenir en quelques heures des milliers de pages d’information sur des sujets que seuls des groupes relativement bien structurés maîtrisaient dans les deux dernières décennies du XXe siècle. Dans les années 80, il n’était pas rare de voir des fonctionnaires appeler des groupes écologistes bien documentés pour obtenir des informations que le centre de documentation ministériel ne possédait pas. Cette époque est évidemment révolue. Mais la facilité d’obtenir l’information, à la fois pour le grand public et pour les journalistes, a contribué à réduire l’influence des plus anciens groupes écologistes auprès des grands médias, au Québec comme ailleurs, qui sont de moins en moins considérés comme des références même s’ils devraient l’être en réalité, car ils suivent l’actualité dans leur domaine souvent autant que les chercheurs, avec parfois des sources politiques bien placées. 

Cette perte d’influence des écologistes se voit partout dans la sphère médiatique. Les émissions radio et télé d’information font de plus en plus appel à des représentants d’institutions publiques ou scientifiques pour commenter l’actualité environnementale plutôt qu’à des groupes écologistes ou citoyens, jugés a priori moins solides sur le plan de l’information, mais surtout plus « radicaux ». Les médias écrits utilisent généralement les commentaires de ces groupes pour la chute de leurs articles. Mais ils consacrent très rarement un article entier à leur vision d’un problème ou d’un enjeu environnemental, comme on le faisait à l’époque. Les groupes déplorent que les médias nationaux se pointent de plus en plus rarement à leurs conférences de presse, qui sont de moins en moins fréquentes pour cette raison.

Si les médias n’hésitent pas à demander à un représentant de syndicat de médecins ou d’infirmières de commenter le dernier projet de loi, et d’en faire une nouvelle, ils inviteront plus rarement des groupes environnementalistes ou citoyens à commenter les politiques et projets de loi pour en faire une nouvelle autonome. Voilà un phénomène qui mériterait d’être fouillé.

De là à dire qu’avec tous ces changements, les groupes écologistes font face à une redéfinition de leur action, il n’y a qu’un pas à franchir. Un groupe comme l’AQLPA l’a fait à plusieurs reprises au gré des dossiers nouveaux, des nouvelles politiques gouvernementales et de la vision des médias à son endroit. L’organisation a joué un rôle important dans la bataille contre Énergie Est sur le plan de la mobilisation, mais elle a joué un rôle stratégique déterminant pour forcer l’Office national de l’énergie (ONÉ) à sortir de l’ornière des conflits d’intérêts pour adopter finalement une attitude plus conforme à l’éthique de l’État, laquelle fut fatale au projet.

Le Québec doit à l’AQLPA de solides batailles aujourd’hui reconnues comme hautement d’intérêt public, qu’il s’agisse des pluies acides, des gaz de schistes, des oléoducs et gazoducs, du climat, de la tricherie de Volkswagen. Nous devons aussi à l’AQLPA l’obtention d’une législation antibâillon au Québec, qui permet d’écarter en amont les poursuites abusives et de garantir la liberté d’expression aux groupes et aux citoyens opposés à certains projets. Enfin, la bataille pour la mise en place d’un système d’inspection régulière des véhicules à moteurs thermiques proposée par l’AQLPA mériterait une remise au jeu, car même l’arrêt des ventes de véhicules à essence autour de 2035 – qui risque d’être reporté, comme toujours au Québec – fera en sorte que ces véhicules, ajoutés à ceux encore en circulation, vont produire des émissions atmosphériques au moins jusqu’en 2050 !

L’expérience politique de grands groupes historiques comme l’AQLPA et les autres constitue un trésor de guerre qui leur permet d’intervenir de façon éminemment efficace et stratégique dans l’évolution de certains dossiers pour faire bloquer, par exemple, par leurs alliés juridiques, des interventions dangereuses dans une pouponnière de bélugas ou pour s’attaquer aux décrets d’autorisation de mégaprojets comme celui de Northvolt. Ils sont et demeureront des appuis essentiels aux batailles citoyennes qui vont se multiplier.

Dans la lutte contre les changements climatiques, les actions citoyennes sont plus difficiles à mener, car les retombées ne sont pas toujours visibles au coin de la rue. Des groupes tels l’AQLPA, qui ont réussi à surmonter ces contraintes, comme dans le dossier des pluies acides, demeurent incontournables puisqu’ils ont, ce que les gouvernements n’ont pas, une vision plus large et à long terme ainsi qu’une motivation qui n’est pas handicapée par les échéances électorales et les intérêts particuliers souvent accumulés jusqu’au plafond dans les placards politiques. En somme, les défis de demain exigeront des groupes écologistes comme l’AQLPA, une résilience accrue, irremplaçable, qu’ils devront développer malgré les obstacles qui se renouvellent sans cesse sur leur chemin.

Louis-Gilles Francoeur Saint-Jean-de-Matha, juillet 2024