Cela fait presque 40 ans que je me bats contre les pesticides et j’ai l’impression que les efforts que j’ai investis pour des pelouses plus écologiques commencent enfin à porter fruits.
Quand mes enfants étaient petits, j’habitais à Saint-Bruno-de-Montarville : une jolie banlieue où prospéraient de belles pelouses uniformes sans pissenlits dans les années 80. J’ai toujours aimé le jardinage, mais j’avais beaucoup à apprendre. Alors j’ai rejoint la société d’horticulture de Saint-Bruno où les conférenciers invités décrivaient tous les merveilleux produits qui pouvaient nous simplifier la vie : le Killex pour tuer les pissenlits dans le gazon, le Cygon pour enduire le tronc des bouleaux attaqués par les mineuses, une poudre à vaporiser sur les rosiers, etc. Avec ma formation de biologiste, j’ai bien pensé que quelque chose ne tournait pas rond : pourquoi utiliser tous ces produits chimiques pour tuer des plantes inoffensives ou pour garder en vie des arbres et arbustes qui ne peuvent pas survivre sans intervention humaine? Et on commençait à voir circuler dans les rues des camion-citernes qui arrosaient les pelouses quatre fois par an, avec un mélange standard d’engrais et de pesticides pour faire face à toutes les situations. Cela n’avait pas de sens!
Un jour assez venteux, mon voisin fait arroser son érable argenté couvert de cochenilles. C’était un très grand arbre qui surplombait mon terrain et mes enfants jouaient tout près. L’entrepreneur pulvérisait du Diazinon jusqu’en haut de l’érable lorsque j’ai crié pour qu’il arrête. Il était fort surpris car, pour lui, c’était une simple opération d’hygiène et, grâce au vent, il me faisait bénéficier d’un service gratuit contre les insectes indésirables que j’aurais pu avoir sur mon terrain ! Il me disait qu’il faisait ça depuis 20 ans sur les pommiers de Saint-Bruno et qu’il n’était pas encore mort ! J’ai appris par la suite que sa femme avait déjà fait cinq fausses couches. Le Diazinon est maintenant interdit pour usage domestique au Canada, mais encore autorisé en agriculture.
C’était la goutte qui a fait déborder mon vase! Il y avait réellement un manque de prudence et une atteinte à mon droit de respirer de l’air pur dans ma cour avec ma famille. Je n’étais pas la seule à penser ainsi et rapidement une dizaine de Montarvillois se sont réunis dans un sous-sol pour créer Nature-Action-Saint-Bruno, en 1986. Nous avons commencé à faire des représentations au conseil municipal et à écrire dans les journaux, mais on s’est vite aperçu que nos élus ne voyaient pas le problème et n’étaient pas prêts à agir. On apprend alors que le gouvernement provincial s’apprêtait à passer une loi sur les pesticides. On court à Québec pour déposer un mémoire à la Commission parlementaire en janvier 1987. Mais là on nous dit que le provincial ne peut pas intervenir pour bannir des pesticides, mais seulement pour en gérer l’utilisation. C’est une agence fédérale (ARLA) qui s’occupe de l’homologation. Que de démarches à faire et de lettres à écrire à des députés, ministres et autres législateurs ! Mais notre devise était de « penser globalement et d’agir localement » et nous avons continué à faire pression sur notre conseil. Dès le mois de mars 1988, Nature-Action obtient un règlement (modeste) sur les pesticides à Saint-Bruno. On multiplie les articles dans les journaux locaux, on fait des expositions, des dépliants, on va à la télé communautaire, etc.
Mais en août 1988 un événement dramatique va secouer la population : un entrepôt de BPC brûle à Saint-Basile-le-Grand et le vent souffle sur Saint-Bruno. Trois mille personnes sont évacuées et la population réalise soudain que la pollution n’est pas qu’un mot à la mode, mais que cela peut affecter notre santé, notre économie, nos vies quoi. Pourtant, dès leur retour à la maison, des sinistrés font traiter leurs pelouses avec des pesticides ! Deux ans plus tard, des dizaines de citoyens ont été évacués alors qu'un feu a fait rage pendant quatre jours dans le plus grand dépotoir de pneus du Québec, à Saint-Amable, qui en contenait près de 6 millions! Les mouvements écologistes se multiplient à travers le Québec et les sujets d’inquiétude ne manquent pas : gestion des déchets, pollution agricole, crise d’énergie, produits toxiques, etc.
En 1990, Nature-Action obtient une première belle subvention pour régénérer le réseau des lacs de Saint-Bruno :
un vaste projet qui consistait à ramener en ville la faune et la flore locale en naturalisant les abords des lacs du Ruisseau et du Village qui étaient situés en plein cœur de la ville. Ce projet s’est d’ailleurs mérité le grand trophée Versicolores. Pendant ce temps, nous avons mené d’autres actions de front. Il fallait faire preuve de beaucoup de créativité car les subventions n’étaient pas récurrentes et il fallait diversifier nos actions pour payer les jeunes que nous avions engagés. Un de nos membres a proposé de nous aider en nous offrant des centaines de timbres non étampés qu’il avait soigneusement décollés et séchés. Cependant, nous avons eu la visite de la GRC et nous avons dû suspendre cette forme de recyclage tout à fait illégale!
Un autre projet qui a occupé notre équipe pendant plusieurs années, c’est la sensibilisation au compostage domestique. Cela a commencé par des ateliers de compostage dans ma cour, mais ensuite nous nous sommes inspirés d’un programme ontarien de « maîtres-composteurs ». Cela consistait à former des agents multiplicateurs pour donner des ateliers pratiques, des conférences et à installer des sites de démonstration dans les municipalités. Rapidement, nous étions devenus les experts en compostage domestique au Québec et nous avons même exporté notre campagne en Belgique et en France auprès du fameux comité Jean Pain.
Durant cette même période très féconde, Nature-Action (devenu Nature-Action Québec) a été approché par le Ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche (MLCP) qui gérait le parc du Mont-Saint-Bruno à l’époque. Le gouvernement nous a proposé de gérer progressivement les différentes activités du parc : d’abord le casse-croûte, ensuite le ski de fond et finalement les vergers que nous avons réussi à convertir partiellement en gestion biologique et le reste en lutte intégrée. N’oubliant pas mon objectif principal qui était d’interdire l’utilisation des pesticides à des fins esthétiques au Québec, j’ai proposé d’organiser au parc un « festival du pissenlit ». Nous avions concocté tout un buffet rien qu’avec des sous-produits du pissenlit : soupe, quiches, salade, café et même du vin de pissenlit tout à fait délicieux ! Plus de 500 personnes sont venues gouter à ce repas champêtre au parc provincial !
Ensuite il y a eu le grand verglas de 1998, alors que 100 mm de glace se sont abattus sur les sud du Québec du 5 au 10 janvier, plongeant la moitié du Québec dans le noir pendant jusqu'à 34 jours : quel drame subi en particulier dans toute la Montérégie! Cependant, ce qui était une catastrophe s’est transformé en opportunité pour Nature-Action Québec qui a pris la tête des opérations auprès de 13 municipalités pour les aider à se relever des conséquences du verglas. Nature-Action occupait environ 300 personnes à ce moment-là et cela a été l’occasion d’embaucher un véritable gestionnaire de projet : Pascal Bigras, qui dirige encore Nature-Action Québec aujourd’hui avec grand succès.
De mon côté je pouvais alors me consacrer entièrement à mon premier objectif. Je donnais des conférences ici et là et j’ai commencé à écrire mon premier livre : Pelouses et couvre-sols. Le sujet était bien sûr la pelouse sans pesticides mais mon éditeur (Broquet) m’a suggéré de ne pas mettre le mot « écologique » dans le titre car il croyait qu'alors personne ne voudrait acheter mon livre! En effet, les écologistes n’étaient pas toujours bien vus à l’époque, car trop dérangeants et un brin terroristes. On se souvient de Steven Guilbeault qui avait escaladé la tour du CN pour dénoncer l'inaction climatique!
À la recherche de soutien pour lutter contre l'épandage des pesticides de synthèse, j’ai réalisé qu’il y avait des groupes très actifs dans l’ouest de Montréal. Entre autres, il y avait la dermatologue Dre June Irwin, à Hudson, qui avait constaté les effets néfastes des pesticides sur la santé des enfants, analyses d'urine, de sang et de gras qu'elle payait de sa poche à l’appui, et qui a inspiré bien d’autres personnes à se joindre à son combat. Elle a notamment encouragé l'Association canadienne des médecins pour l'environnement à s'impliquer dans les questions environnementales. À Westmount, c’est Esther Goldenberg qui lance la « Pesticide Task Force », avec le soutien d’amis toxicologues et d'autres scientifiques reconnus. Un groupe de femmes de l'ouest de l'île crée « The Raging Grannies » et se rendent à des événements publics avec des bannières et des chansons dénonçant l'utilisation des pesticides. À Baie-D'Urfé, Merryl Hammond met sur pied un groupe appelé : « Citizens for Alternatives to Pesticides ». Mike Christie, un journaliste d'Ottawa, effectue des recherches approfondies sur la question des pesticides afin de nous tenir informés et à jour. Au début des années 1990, c’est un garçon de neuf ans atteint d'un lymphome non hodgkinien, Jean-Dominique Levesque-René, qui fait les manchettes lorsqu'il demande au conseil municipal de l'Île Bizard d'interdire les pesticides dans son quartier. À Kirkland, Rohini Peris et Michel Gaudet ont été particulièrement impliqués. En effet, Rohini était devenue hypersensible aux produits chimiques après qu’un voisin eut pulvérisé un pesticide contre les araignées. Le couple Gaudet-Peris a sans doute été le plus actif durant cette bataille et a formé par la suite l’Association pour la Santé Environnementale du Québec - Environmental Health Association of Québec (ASEQ- EHAQ)
Mais revenons d’abord aux pressions incessantes de la Dre Irwin et en 1991Hudson devient la première ville au Canada à interdire l’application des pesticides sur tout son territoire. Mais Chemlawn et Spraytech, deux entreprises d'entretien des pelouses, poursuivent la ville en justice en 1993 pour contester le règlement et la cause sera portée jusque devant la Cour suprême. Le Sierra Club Legal Defense Fund (devenu Earthjustice) a alors engagé les avocats Jerry DeMarco et Stewart Elgie pour défendre la cause qui allait avoir un impact sur l'avenir de la santé publique et de l'environnement au niveau national. La Fédération canadienne des municipalités, le Fonds mondial pour la nature (Canada) et Nature-Action Québec sont devenus des parties intervenantes au nom de Hudson. J’ai personnellement passé des heures au téléphone pour aider les avocats à constituer un dossier solide car ils n’avaient évidemment pas d’expertise pointue dans les domaines de l’horticulture et des pesticides.
Grâce à la médiatisation de la cause de Hudson, la question des pesticides en milieu urbain suscitait de plus en plus d'attention en 1999 et nous avons créé la Coalition pour les Alternatives aux pesticides (CAP), un OSBL provincial bilingue, afin de rassembler les initiatives éparpillées, réclamer une réglementation provinciale et proposer des alternatives aux pesticides de synthèse. Car si tous les groupes existants étaient contre les pesticides, la plupart ne proposaient pas de solutions de rechange acceptables pour avoir de belles pelouses. La CAP a donc rassemblé et traduit une quantité prodigieuse de documentation scientifique et médicale, a diffusé des solutions de rechange à l'utilisation des pesticides en milieu urbain, a organisé une campagne de sensibilisation à l'échelle de la province et a participé à d’innombrables tables rondes avec des professionnels de la santé, le ministère de l'Environnement et des représentants du monde horticole. Mais tous attendent le jugement de la Cour suprême pour agir.
Comme on le sait, Hudson a remporté sa cause en cour suprême en juin 2001 en vertu du principe de précaution et ce jugement unanime a fait jurisprudence. En effet, il y a trop de choses que nous ignorons encore dans le domaine des pesticides et de leurs effets à long terme, en particulier sur les enfants. Dès lors, la voie était ouverte pour l'adoption d'un règlement provincial : en avril 2003, le gouvernement du Québec crée le Code de gestion des pesticides qui interdit l'utilisation de 20 ingrédients actifs sur les terrains publics, les écoles et les garderies. Ce règlement a été étendu aux propriétés privées en 2006 et couvre aussi la vente de ces substances.
Ensuite, plusieurs municipalités ont commencé à créer leurs propres règlements, plus sévères que le Code provincial, mais, en même temps, elles étaient dépourvues devant les questions des citoyens et les solutions de rechange. La CAP a alors ouvert une ligne sans frais (1-800) pour répondre aux questions des citoyens et offert des conférences grand public. Nous avons aussi formé des employés municipaux et des entrepreneurs. C’était une période très intense et il a fallu faire appel à des partenaires privés pour répondre à la demande.
On pourrait penser que la CAP aurait pu devenir autonome et ne plus dépendre des subventions, mais la période active et payante se limitait essentiellement au printemps et à l'été. Il était donc très difficile d'avoir des salariés permanents à l'année. Les employés que nous avions formés quittaient en automne ou en hiver et il fallait tout recommencer au printemps suivant, avant même de savoir combien de villes allaient adhérer à nos services. Si nous avions pu obtenir le statut d’organisme de bienfaisance, nous aurions pu recevoir des dons privés et émettre des reçus d’impôts, mais cela devenait très difficile d’obtenir ce statut et impossible si on faisait des pressions politiques! J’avais espéré obtenir un soutien financier récurrent du ministère de l’Environnement afin de pouvoir conserver du personnel compétent, mais je me suis fait répondre que, depuis que le Code de gestion des pesticides était en place, c’était le ministère qui allait faire de la sensibilisation. Avez-vous vu ces campagnes du ministère ? Après un ou deux ans, il n’y avait plus rien.
En 2005, mon mari prenait sa retraite et j’étais épuisée par cette course folle aux subventions, la gestion de personnel et le bénévolat obligatoire pour arriver à nouer les deux bouts. Il fallait faire un choix et j’avais vraiment besoin de repos et de changement. Nous avons donc dissous la CAP et notre dernière employée est allée rejoindre Equiterre. Nos partenaires sont partis en affaires de leur côté pour offrir des services aux municipalités et je pensais donc que la relève était en quelque sorte assurée. Malheureusement, les pressions sur les divers paliers de gouvernement ont cessé car moi j’étais une militante qui faisait de la sensibilisation à tous vents, avec ou sans argent. J’étais en contact étroit avec les journalistes et je n’hésitais pas à dénoncer ce qui n’allait pas. Entre autres, il aurait fallu pousser le gouvernement pour améliorer le Code de gestion des pesticides. Malheureusement, cela a pris 20 ans et c’est encore loin d’être satisfaisant.
Par contre, depuis deux ou trois ans, il y a un véritable vent de changement par rapport à la protection de l’environnement, car on ne peut plus nier l'impact humain sur les changements climatiques, causé notamment par la perte de biodiversité1. Du coup, tous les autres enjeux environnementaux sont pris davantage au sérieux. Une nouvelle génération a pris le devant de la scène et ne veut plus de pesticides et de pelouses parfaites. Les campagnes Mai sans tondeuse (que je nuance ici) et Défi pissenlit, qui auraient été impensables il y a vingt ans, sont maintenant très populaires. Bref, je me sens enfin récompensée de tous les efforts investis depuis 40 ans. Je remercie également tous ceux et celles qui ont contribué à défendre ce dossier des pesticides à bout de bras avec des moyens souvent ridicules. Le travail n’est pas terminé mais j’ai confiance en l’avenir.
- Écouter le panel d'Équiterre Comment renverser les changements climatiques grâce au cycle de l'eau, une discussion concernant l'inspirant film Regenerating Life.