Une de mes étudiantes chez Solution Era, Meggie Canuel Caron, a récemment demandé à la populaire émission Moteur de recherche, de la radio de Radio-Canada, si les champs électromagnétiques pouvaient avoir des effets sur la santé. C'est Valérie Borde, cheffe du bureau science et santé du magazine L'actualité qui devait séparer le bon grain de l'ivraie, selon l'introduction de l'animateur Mathieu Dugal. Mon étudiante s'est dit déçue des réponses apportées par la journaliste, qui a notamment tranché : les études qui indiquent que les ondes pourraient nuire à la santé, selon elle, relèvent de la « pseudoscience » car elles sont « non rigoureuses » et n'auraient « jamais été reproduites ». 

« Je trouvais qu'il manquait un peu de substance à ses propos, commente Meggie Canuel Caron. J'aurais aimé qu'elle donne des exemples de pourquoi certaines études ne sont pas bonnes par exemple, si tel est le cas... Ce serait bien qu'ils reviennent sur le sujet. »

Pour résumer, Mme Borde a parlé d'une « peur des ondes très ancienne », « malgré les nombreuses études scientifiques démontrant leur innocuité ». Elle a promis de parler « le plus calmement et clairement possible » du sujet, mais elle s'est plutôt embourbée dans des demi-vérités et même des faussetés.

Effets thermiques et non thermiques des ondes

Elle a d'abord dit qu'une onde a une forme sinusoïdale (visible sur un oscilloscope) et que trois critères définissent comment elle interagit avec la matière qu'elle rencontre : son amplitude (la hauteur de vagues), sa longueur (la distance entre deux vagues successives) et sa fréquence, qui est son nombre de vagues par seconde et qui s’exprime en hertz. Sauf qu'il y a plusieurs autres facteurs déterminant ses effets. Dans le cas des radiofréquences : le fait qu'elles sont polarisées, pulsées (on/off) et parasitées par de l'interférence (des harmoniques et des hautes fréquences transitoires qui déforment complètement l'onde sinusoïdale). Lire par exemple : Polarization: A Key Difference between Man-made and Natural Electromagnetic Fields, in regard to Biological Activity et Power quality affects teacher wellbeing and student behavior in three Minnesota Schools.

Ensuite, Mme Borde a dit que les seuls effets reconnus des champs électromagnétiques (CEM) étaient l'échauffement de la peau et des tissus sous-cutanés par des doses énormes de radiofréquences ainsi que les picotements et l'excitation des nerfs par de très fortes doses de basses fréquences utilisées par les lignes à haute tension (sans oublier le courant circulant dans les immeubles). Elle a conclu que ce n'est « pas inquiétant parce que ce sont des choses qui ont été très largement étudiées et donc réglementées, notamment depuis 1991 pour l'exposition aux radiofréquences (RF) qui sont limitées '' à des niveaux bien en-deçà de ceux auxquels on pourrait avoir un effet thermique'' ».

Le problème, c'est que les effets non thermiques des RF (qui comprennent les micro-ondes), bien qu'ils ne fassent pas consensus dans la communauté scientifique, sont documentés par les militaires depuis l'invention du RADAR qui comprend la fréquence 2,4 gigaghertz du Wi-Fi. J'ai transmis à Mme Borde les études de Dodge et de Glaser publiées par la Marine américaine en 1969 et en 1971. La première est un résumé des études soviétiques et d'Europe de l'Est sur les effets des ondes, tandis que le rapport Glaser est une bibliographie de 2 300 études sur le sujet. On y retrouve tous les symptômes non thermiques (neurologiques, cutanés, cardiaques, hormonaux, etc.) dont se plaignent aujourd'hui les gens qui se disent incommodés par les antennes, les téléphones, le Wi-Fi, les compteurs intelligents, etc. Par ailleurs, depuis les années 1940 et surtout au 21e siècle, des milliers d'autres études préoccupantes ont été publiées sur le sujet.

Appels à la précaution et pays qui agissent

Les effets biologiques des ondes ont été soit reproduits en laboratoire ou observés à répétition dans le cadre d'études révisées par des pairs et publiées dans des revues scientifiques de qualité. Elles sont notamment répertoriées dans la base de données de l'Oceania Radiofrequency Scientific Advisory Association. Plusieurs sont présentées sur le site de l'organisme américain Environmental Health Trust qui tient à jour une base de données des lois et politiques internationales sur la réduction de l'exposition aux CEM.

J'ai demandé à Mme Borde pourquoi elle ne parlait pas de l’avis de l'Académie américaine de pédiatrie sur le sujet. C'est l'un des nombreux organismes scientifiques qui disent depuis des lunes que les limites d'exposition visant seulement à éviter les effets thermiques des RF sont inadéquates pour protéger les enfants. Voici cet avis et ses conseils pour réduire l'exposition de vos enfants : 
 
Malgré l'absence de consensus sur l'innocuité des ondes, de nombreux organismes et États agissent par précaution. Par exemple, la France et Israël ont interdit l'utilisation du Wi-Fi dans les garderies, en plus de limiter son utilisation au primaire. Pas plus tard que cette semaine, le Maryland recommandait de câbler nos appareils le plus possible, en particulier pour protéger les fœtus et les bébés : https://ehtrust.org/maryland-state-childrens-environmental-health-and-protection-advisory-council-releases-factsheet-on-how-to-reduce-childrens-exposure-to-wireless-at-home/. Son rapport cite le site d'information http://babysafeproject.org dont la créatrice a été honorée par l'Agence de protection de l'Environnement des États-Unis.
 
Facteurs d'intolérance électromagnétique
Enfin, la journaliste a affirmé que l'intolérance électromagnétique était une vraie maladie mais qu'elle n'était pas causée par les ondes. C'est d'ailleurs la conclusion étrange faite en 2005 par l'Organisation mondiale de la santé et qui est fortement contestée par les études publiées depuis 1990. En fait, il s'agit d'un handicap documenté depuis le début du 20e siècle; les Soviétiques ont ouvert des cliniques partout en Europe de l'Est pour traiter ces victimes, d'abord en réduisant leur exposition aux ondes (lire Radiowave Sickness History). Elle fut même reconnue en 2000 comme maladie professionnelle par le Conseil des ministres nordiques représentant 11 pays. Son rapport intitulé The Nordic Adaptation of Classification of Occupationally Related Disorders (Diseases and Symptoms) to ICD-10 concluait que ses « symptômes disparaissent dans les environnements non électriques », comme le savent très bien des millions de personnes atteintes et les professionnels de la santé qui les traitent.
La complexité du phénomène m'a été expliquée en 2015 à Bruxelles, où je couvrais ma première de trois conférences médicales sur le sujet, en l'occurrence le 5e Colloque de l'Appel de Paris. C'est là que j'ai rencontré le docteur en radiobiologie russe Igor Belyaev, professeur de génétique toxicologique à l'Université de Stockholm et directeur du laboratoire de radiobiologie de l'Institut de recherche sur le cancer de l'Académie des sciences slovaque. Selon cet expert des mécanismes des effets biologiques des CEM et auteur de plus de 70 articles scientifiques, les études qui concluent à l'innocuité des ondes sont généralement financées par les industriels et ignorent la plupart des facteurs qui peuvent rendre une onde bioactive : fréquence, largeur de bande, modulation, polarisation, dose, durée et cohérence du temps d'exposition et de non-exposition, environnement électromagnétique (dont le courant continu terrestre), densité des cellules, génétique, sexe, âge, différences individuelles et autres particularités physiologiques des sujets, présence de métaux lourds et de puissants antioxydants et de capteurs de radicaux libres, comme la mélatonine et le ginkgo biloba. (Détails dans mon dossier Quand le vase déborde : l'intolérance aux ondes.)
 
Les intérêts des industries priment sur ceux du public
J'invite tous les citoyens, élus et journalistes qui s'intéressent à cette question à lire ce récent article signé notamment par la toxicologue Linda Birnbaum, ancienne directrice des Instituts nationaux de santé environnementale des États-Unis (NIEHS) : Problems in evaluating the health impacts of radio frequency radiation (RFR) (Problèmes d'évaluation de l'impact des radiations radioélectriques sur la santé). Son résumé se termine ainsi : « Nous concluons qu'il existe des preuves scientifiques substantielles que les RFR provoquent des cancers, des troubles endocrinologiques, neurologiques et d'autres effets néfastes sur la santé. À la lumière de ces preuves, la mission première des organismes publics (...) de protéger la santé publique n'a pas été remplie. Au contraire, nous constatons que l'accommodement de l'industrie est privilégié et que le public est soumis à des risques évitables. »

 

Réplique de Magda Havas

Enfin, j'ai fait parvenir à Mme Borde la réplique à ses commentaires formulée par la professeure émérite de toxicologue ontarienne Magda Havas : 

« Ma réponse à votre étudiante est la suivante. Je ne m'inquiéterais pas de l'exposition aux RF, car l'inquiétude ne fait qu'augmenter les hormones de stress dans le corps, ce qui, à lui seul, peut être nocif s'il est prolongé. Au lieu de cela, je m'assurerais que l'étudiante et tout le monde minimisent leur exposition aux RF autant que possible.

Je suis à la fois d'accord et en désaccord avec la réponse fournie par Valérie Borde.

Je suis d'accord pour dire que cette question a été étudiée depuis la mise au point du RADAR, car ce dernier a été notre première exposition aux micro-ondes. Le gouvernement, à l'époque, croyait que ce rayonnement était inoffensif. Ce n'est que lorsque les opérateurs RADAR sont tombés malades et que la clinique Mayo a réalisé des études sur les animaux que les effets sur les yeux et les testicules ont été démontrés.

Pendant plus de 70 ans, les effets thermiques et non thermiques ont été débattus dans la littérature scientifique. Si vous lisez les rapports financés par l'industrie des télécommunications, vous constaterez qu'ils sont majoritairement d'accord avec Mme Borde. Si vous lisez des études NON financées par l'industrie des télécommunications, elles documentent de nombreux effets bien en dessous de la ligne directrice thermique. Les principaux effets sont les cancers, les problèmes de reproduction (en particulier les dommages aux spermatozoïdes) et les troubles neurologiques/hormonaux résultant de l'électrohypersensibilité. Malheureusement, Santé Canada utilise la ligne directrice thermique et ne reconnaît pas les effets non thermiques. Le Canada a l'une des pires directives en matière de radiofréquences au monde. De nombreux endroits ont des directives beaucoup plus basses, y compris Toronto.

L'étude d'Interphone à laquelle Mme Borde fait référence montre que le Canada est l'un des pays où le risque de tumeur cérébrale est le plus élevé. Voici un lien vers cette étude et, soit dit en passant, des scientifiques de Santé Canada ont participé à celle-ci, qui a été financée par l'industrie des télécommunications. 

Le résumé indique ce qui suit : « ... augmentation des OR [odds ratios ou risque relatif] pour les tumeurs dans la partie la plus exposée du cerveau chez les personnes ayant utilisé un téléphone portable pendant plus de 10 ans (OR 2,80, 95%CI [intervalle de confiance] 1,13 à 6,94 pour le gliome)... » Cela signifie qu'il existe un risque accru statistiquement significatif de gliomes (un type de tumeur cérébrale) après 10 ans d'utilisation de téléphone portable. Dans le tableau 4 de ce rapport, le Canada présente un OR de 3,48 qui est statistiquement significatif. Ce n'est PAS anodin et de nombreuses autres études scientifiques font état de la même tendance.

Une série récente d'études sur les animaux aux États-Unis et en Italie a révélé une augmentation des gliomes chez les animaux de laboratoire à des niveaux bien inférieurs à la ligne directrice thermique. Au Royaume-Uni, les gliomes augmentent dans la population dans la partie du cerveau qui reçoit le plus de radiations d'un téléphone portable, alors que d'autres types de tumeurs cérébrales diminuent.

Je ne reproche pas à Mme Borde sa réponse. Je m'attends à ce qu'elle soit tout simplement ignorante de la science, car elle se fie probablement à Santé Canada pour connaître la vérité et n'a pas fait ses propres recherches. Je reproche à Santé Canada de fournir des informations erronées.

Avec ce courriel, je mets Mme Borde au défi de s'asseoir avec moi pour que je puisse partager la recherche avec elle. Une fois qu'elle ne recevra plus de propagande de Santé Canada, je serai intéressé par son évaluation de la situation. Si elle est une journaliste sérieuse... elle rapportera la vérité. »

Dre Havas et moi attendons toujours la réponse de Mme Borde avec impatience...