prochain virageVotre plancher flottant ou votre terrasse en ipé pourrait menacer la biodiversité et les droits humains. Extrait du livre Le prochain virage - Propulser le Québec vers un avenir équitable et durable, de François Tanguay et Steven Guilbeault, publié cette semaine aux Éditions Druide. D’un coup d’oeil aux enjeux mondiaux jusqu’à l’état des négociations internationales sur le climat, les auteurs suggèrent des pistes de réflexion sur les occasions de progrès que nous ne pouvons laisser passer. Pour que notre avenir soit centré sur un savant mélange d’économie et d’environnement. A.F.

Une seule ville, Nanxun en Chine, produit 50 % du bois de plancher de la planète. Si vous demandez aux grossistes qui font transiter les bois exotiques de Bornéo, de Sumatra, d’Afrique centrale ou de la Nouvelle-Guinée par les usines chinoises d’où provient leur bois, ils vous répondront pour la plupart qu’ils n’en ont pas la moindre idée. Par contre, vous pouvez être assurés qu’ils savent fort bien que les trois quarts de ces arrivages sont de provenance illégale. Au Kalimantan (Bornéo, en Indonésie), les opérateurs privés ont littéralement éliminé les forêts. Un territoire d’une superficie supérieure à l’Angleterre a été rasé en moins de 15 ans en Asie du Sud-Est.

La Chine, qui a déjà été autosuffisante en bois, voire exportatrice, a effectué un virage à 180 degrés à la fin des années 1990 quand des inondations ont dévasté la vallée du Yangzi Jiang, en grande partie à cause de la déforestation massive entreprise sous le règne de Mao ! C’est l’Asie du Sud-Est qui, depuis, fait les frais de ce virage vers le reboisement de la Chine.

La FAO [Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture] estime que, dans le cas des forêts tropicales, de 70 à 90 % des coupes sont illégales, selon le pays. Cela dit, quelques pays ont commencé à faire face au problème : le Brésil a, pour la première fois, réduit les coupes sauvages en 2009 et la tendance se confirme selon les derniers chiffres. L’Indonésie a entrepris un vaste programme de traçabilité, tentant de sauver ce qu’il reste de ses forêts. Une suspension de nouveaux permis y est en vigueur et on semble avoir mis fin au massacre à temps. Cela étant, on ne saurait baisser notre garde sur cette question, comme en témoigne cette campagne de Greenpeace qui demande un moratoire sur la déforestation d’ici 2015 en Indonésie. Cela dit, d’autres pays vivent une perte de forêt qui tient à la fois de la tragédie humaine et du massacre environnemental : la Papouasie Nouvelle-Guinée en particulier.

Le plancher flottant que l’on trouve à bas prix partout dans nos grandes surfaces est presque à coup sûr chinois, de source illégale et conséquemment non certifié. L’ouvrier moyen d’une opération forestière en Asie du Sud-Est est payé moins de un dollar l’heure, et le bois qu’il abat peut atteindre 500 $/m³ sur le marché. À ce prix, les exploitations certifiées par l’un des organismes indépendants reconnus ne peuvent tout simplement pas faire concurrence. En clair, cela signifie qu’en ne regardant que le prix du plancher flottant qu’il désire acheter, le consommateur contribue à maintenir plusieurs injustices : massacre de forêts, atteinte sérieuse à la biodiversité dans des zones à haute densité en ce qui touche les variétés d’espèces, déplacement de populations vers les bidonvilles des mégapoles déjà invivables et abus des droits de la personne à des niveaux sans précédent.

L’IPÉ… OU LE BRÉSIL DANS VOTRE CUISINE ET SUR VOTRE TERRASSE

Également connu sous le nom de Tabebuia, ou en anglais Trumpet tree, cet arbre se retrouve de l’Argentine aux Caraïbes. Selon l’espèce, l’ipé peut atteindre jusqu’à 50 m de hauteur. Il est très populaire pour la fabrication de meubles et surtout pour de multiples usages à l’extérieur. En effet, sa grande résistance à la pourriture l’a rendu populaire dans les aménagements de terrasses, mais aux Etats-Unis et au Canada, il est largement utilisé pour les passerelles, les trottoirs de bois dans les parcs et au bord des cours d’eau ou de la mer.

Enfin, il faut ajouter qu’il est réputé pour ses nombreux usages en soins variés.

La demande croissante pour ce bois tropical menace sérieusement sa place dans l’écosystème. Comme la grande majorité des bois en provenance du Brésil, il fait l’objet de coupes illégales massives depuis bon nombre d’années. Selon l’agence brésilienne IBAMA, il se coupe cinq fois plus de bois en Amazonie que ce que les permis de l’État autorisent. Les pots-de-vin aux fonctionnaires sont monnaie courante dans ce marché illégal. Selon une étude de Greenpeace, cinq compagnies sont notoirement connues pour leurs coupes illégales d’ipé : Santarem, Cemex Comercial Madeireira Exportaçao, Industrial Madeireira Curuatinga, Madeireira Rancho da Cabocla et Estância Alecrim/Milton José Schnorr.

Le problème avec cet arbre aux qualités exceptionnelles, outre sa surexploitation, c’est que son rendement à l’hectare est très limité. Une étude de Rainforest Relief estime le rendement à aussi peu que 76 pieds planche à l’acre (ou 44 m³/km²). Pour comprendre la portée de ce chiffre, il faut savoir que la Ville de New York utilise l’ipé depuis des années pour les promenades de bois de son réseau de parcs. Celui de la plage de Coney Island, qui fait 16 km de longueur, a nécessité à lui seul des coupes forestières d’une superficie de 337 km². Il faut compter de 70 à 90 m³ de bois pour l’équivalent d’un coin de rue de trottoir !

En quoi cela concerne-t-il le Québec ? Il s’avère que le ministère des Transports, qui est responsable de la construction des passerelles de piétons qui enjambent les routes, OBLIGE dans ses appels d’offres l’utilisation de l’ipé. Or, vendu chez de nombreux distributeurs de bois de plancher, l’ipé ne semble pas faire l’objet d’une traçabilité minimale dans notre propre administration et il commence même à remplacer les bois francs du Québec sur le marché.

Une partie croissante du bois d’ipé provient de forêts de deuxième génération et non de coupes illégales, mais ce pourcentage est encore bien inférieur à la coupe illégale encore dominante, au Brésil en particulier.

Pour en savoir davantage 
http://editionsdruide.com/livres/hiver-2014/le-prochain-virage/