Extrait des pages 164 à 171 du livre Sur les ailes de l'aigle - 40 as de luttes pour l'environnement, Tome 1 - Un gars de chantier chez les verts (1982-2002).

Merci aux auteurs André et Philippe Bélisle et aux Éditions Somme Toute.

Du 19 au 21 juillet, moins d’une semaine après le passage des restes de l’ouragan Bertha le long de la côte atlantique, une immense dépression s’amena sur le sud du Québec. La plupart des régions de la vallée du Saint-Laurent reçurent des pluies diluviennes. Jusqu’à 275 mm de précipitations frappèrent le Saguenay–Lac-Saint-Jean.

Sept personnes périrent pendant le déluge, qui provoqua l’évacuation de 16 000 citoyens et causa des dommages évalués à plus d’un milliard et demi. Les images du drame, retransmises en direct sur tous les réseaux de télévision, étaient spectaculaires. Le débordement de la rivière Ha ! Ha ! et la coulée de boue qu’il provoqua avaient détruit sur leur passage une bonne partie de la ville de La Baie.

David Cliche avait passé un mauvais quart d’heure lors de la conférence de presse organisée quelques jours après les événements. Il s’était d’abord excusé de son absence pendant le déluge, enfermé dans son bureau, disait-il, à faire des téléphones et des suivis. À titre de ministre de l’Eau, Cliche était responsable de la gestion des 404 digues et barrages appartenant à l’État québécois.

Or, certaines digues avaient cédé, d’autres avaient été ouvertes peut-être trop tardivement, et les médias cherchaient un coupable. En réponse aux questions insistantes des journalistes, le ministre Cliche avait fini par préciser que les digues les plus problématiques appartenaient au secteur privé et que son ministère n’avait pas réellement juridiction en matière de gestion quotidienne de ces ouvrages.

Pour se justifier, Cliche avait répété de nombreuses fois pendant la conférence de presse que « des événements comme celui-là arrivent une fois tous les 10 000 ans ».

Dans un ouvrage intitulé L’été du déluge, les 90 jours de mensonges qui ébranlèrent le Saguenay, publié en 1998, l’historienne Russel-Aurore Bouchard fut à l’origine d’une campagne très négative contre David Cliche. Selon elle, le ministre et son patron, le premier ministre, en qualifiant le déluge d’« Act of God », voulaient simplement protéger les multinationales, Hydro-Québec et le ministère de l’Environnement. Plusieurs citoyens, dont des anciens employés affectés à la sécurité des barrages, avaient accusé les propriétaires comme la Stone Consolidated de négligence.

Un petit groupe d’environnementalistes du Saguenay avait monté une véritable cabale contre David Cliche, alimentée par François Tanguay, de Greenpeace, ex-commissaire de la Table de consultation du débat public sur l’énergie, et Pierre Morency, président du RNCREQ. Tanguay avait aussi répandu la rumeur que j’avais personnellement menacé certains groupes de se faire couper leur financement s’ils continuaient à critiquer le ministre Cliche, rumeur qui avait été reprise par Le Devoir. C’était totalement faux ! Oui, j’avais parlé à certaines personnes qui crucifiaient le ministre sur la place publique et je leur avais suggéré d’aller le rencontrer plutôt que de lui imputer littéralement le déluge… À mon souvenir, la rencontre avait bel et bien eu lieu. Mais jamais je n’avais joué le bouncer pour David Cliche et proféré les menaces dont on m’accusait.

J’avais appelé Louis-Gilles Francoeur pour lui dire qu’il aurait pu m’appeler avant de publier. Je me souviens m’être rendu à une réunion du RNCREQ à Montréal, en compagnie de Guy Lessard, président du Conseil régional de l’Environnement de Chaudière-Appalaches, et d’avoir pris le micro pour demander publiquement des comptes à Pierre Morency, président du RNCREQ. Celui-ci avait fini par avouer qu’il tenait la rumeur de ma prétendue intervention de François Tanguay lui-même…

Cher lecteur, chère lectrice, vous aurez compris que de vieilles rancoeurs continuaient de diviser les environnementalistes québécois, ce qui était triste car, divisés, nous étions moins forts.

Chose certaine, les événements du Saguenay avaient relancé une fois de plus la discussion à propos du réchauffement planétaire. La question était sur toutes les lèvres. Pouvait-on attribuer les inondations du Saguenay aux changements climatiques ? J’avais reçu plusieurs appels de représentants des médias qui voulaient avoir notre opinion sur le sujet.

À cette époque, la réponse des écolos était qu’il y avait un large consensus sur le réchauffement planétaire et que ce réchauffement était causé principalement par l’activité humaine. On ne pouvait pas y associer directement un événement météo extrême. Par contre, de tels événements étaient cohérents avec les effets du réchauffement et risquaient d’être de plus en plus fréquents et extrêmes.

N’oublions pas que tout cela se passait dix ans avant la diffusion du documentaire choc An Inconvenient Truth (2006) de l’ancien vice-président américain Al Gore. Les scientifiques d’Environnement Canada, en particulier les employés du Centre météorologique du Canada, marchaient sur des oeufs à propos des changements climatiques. La plupart des journalistes ne faisaient pas la différence entre la météorologie et la climatologie… Les médias se référaient à des météorologues spécialistes de la prévision sur 24 heures, alors que la climatologie étudie les systèmes et les phénomènes météorologiques sur de très longues périodes.

Quelques semaines avant le début du Sommet sur l’économie et l’emploi à Montréal, le premier ministre Bouchard avait semé l’inquiétude chez les environnementalistes lors d’un discours devant la Chambre de commerce du Québec où il avait annoncé un grand ménage dans la réglementation du ministère de l’Environnement. Il avait promis aux gens d’affaires l’élimination de pas moins de 40 % des demandes d’autorisation afin, disait-il, de lever les obstacles à la création d’emplois.

Au même moment, son collègue des Ressources naturelles, Guy Chevrette, avait laissé entendre qu’il voulait relancer la construction de petites centrales hydroélectriques et qu’il confierait cette filière aux municipalités ou aux autochtones pour soutenir l’emploi en région.

Le ton du discours de Lucien Bouchard avait créé une onde de choc chez les écologistes. À son avis, la réglementation environnementale était un irritant comme les autres pour le monde industriel et freinait injustement le développement économique.

Ironiquement, le premier ministre Bouchard avait prononcé son discours au moment où avait lieu, à Montréal, le congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature. De nombreux écologistes étaient intervenus pour dénoncer les propos de Bouchard et les rumeurs qui circulaient à Québec. On pouvait raisonnablement se poser la question : le gouvernement, qui s’assoirait bientôt avec le monde financier, était-il en train de préparer une volte-face en mettant de côté les principes mêmes qui devaient être au coeur de la nouvelle politique énergétique ?

L’extraordinaire consensus de la Table de consultation du débat public sur l’énergie ferait-il les frais d’un gouvernement qui voulait équilibrer les finances publiques, faire baisser le chômage et créer de la richesse ?

Le 1er novembre 1996, à l’ouverture du Sommet sur l’économie et l’emploi, les propos de Guy Chevrette confirmèrent nos inquiétudes. Le ministre déclara vouloir transformer le Québec en plaque tournante de l’énergie, afin de relancer l’économie et l’emploi. C’était le nouveau Klondike. Les représentants du patronat applaudirent. Une vision qui n’allait pas dans le sens du développement durable, et encore moins dans la direction des priorités adoptées par le gouvernement. En réalité, Lucien Bouchard avait un plan précis et il était en train de le mettre en oeuvre.

Son principal comparse était André Caillé, que Bouchard avait nommé à la tête d’Hydro-Québec. Avec cette nomination allait s’amorcer un virage abrupt de la société d’État ; un virage axé sur l’exportation et les profits, et pas nécessairement sur les intérêts des Québécois.

André Caillé avait quitté son poste de PDG chez Noverco, la société d’investissement qui contrôlait Gaz Métro, pour prendre la direction de la société d’État. Aussitôt, Hydro-Québec avait acheté 42 % des actions de Noverco. L’opération était la première étape dans une stratégie de convergence pour transformer le Québec en « autoroute énergétique ».

Ainsi commençait la prise de contrôle par les « hommes du gaz et du pétrole » de la politique énergétique du Québec. En quelques mois, Bouchard, Caillé et Chevrette allaient saborder les acquis obtenus de haute lutte et accoucher d’une politique énergétique qui tournait le dos au développement durable et aux filières énergétiques vertes. Le malaise des environnementalistes se confirma lorsque Chevrette rendit publique sa nouvelle politique.

Greenpeace et l’UQCN parlèrent de trahison. Pour l’AQLPA, le mot n’était pas trop fort.

La nouvelle politique de Chevrette créait deux systèmes de gestion énergétique, le premier réglementé pour Hydro-Québec et le second, privé, ouvert aux producteurs québécois et américains qui pouvaient faire ce qu’ils voulaient puisque leurs projets ne seraient pas soumis à la future Régie de l’énergie.

Le ministère des Ressources naturelles avait décidé de profiter de la déréglementation aux États-Unis pour relancer les exportations d’Hydro-Québec et les projets de petites centrales. Le gouvernement élargissait la part de production privée d’électricité de 25 à 50 MW. Par la création de ce club exclusif, Hydro-Québec s’empêchait de concurrencer l’entreprise privée dans le domaine des petites centrales, ce qui était contraire à l’intérêt d’Hydro et de l’ensemble des Québécois.

La FTQ se rangea du côté des écologistes en dénonçant la volonté de Québec de déréglementer le marché de l’énergie. Son président, Clément Godbout, affirma que l’exclusivité d’Hydro-Québec dans la production, le transport et la distribution ne pouvait pas être modifiée par le gouvernement sans mandat. En offrant un pan de la gestion énergétique au secteur privé, le Québec ne serait pas une « plaque tournante » énergétique mais un « marché aux puces » d’énergie polluante et à rabais, ajouta Godbout.

Les Québécois étaient encore en train de se faire passer un sapin. Comme la nouvelle politique permettait aux producteurs privés de mettre sur pied des projets destinés à l’exportation sans passer par la Régie, ils pouvaient ensuite vendre l’électricité sur le marché québécois en toute légalité. Chevrette et le gouvernement avaient décidé d’une orientation qui allait exactement à l’encontre du consensus québécois et des engagements de ce même gouvernement.

C’était une atteinte à notre intelligence collective.

En décembre 1996 commencèrent les discussions sur le projet de loi 50 créant la Régie de l’énergie, que les écologistes réclamaient depuis des années. L’objectif était de rendre la gestion de l’énergie plus transparente et y inclure les intérêts sociaux et environnementaux, dans un modèle de planification intégrée des ressources. Là encore, le gouvernement avait été critiqué, en particulier par Greenpeace, pour qui l’exemption du secteur privé de la juridiction de la future Régie de l’énergie était un non-sens. Sans compter que le gouvernement se réservait le privilège de nommer les régisseurs sans passer par l’Assemblée nationale.

Le tir groupé des environnementalistes se poursuivit avec la sortie d’Au Courant. Pour sa porte-parole, Daphna Castel, « la future Régie de l’énergie de Chevrette allait essentiellement faire de la figuration. Ce serait le marché nord-américain qui déciderait du rythme et de la nature du développement électrique, d’une partie du développement régional, de l’affectation des rivières du Québec et du niveau de pollution atmosphérique supplémentaire que la population devra subir afin de rassasier le milieu des affaires », déclarait-elle.

Comment en était-on arrivé là ? Le gouvernement avait failli à ses engagements. Une équipe de démolisseurs s’était mise en marche et se préparait à passer à l’action.

Le milieu environnemental aboyait, la caravane passait.