Le 18 février dernier, la plus que centenaire maison Tourigny, à Magog, dans les Cantons-de-l'Est, disparaissait sous le pic des démolisseurs. Depuis novembre, le collectif citoyen Sauvons l'îlot Tourigny avait milité pour éviter cette fin désolante, sans succès. Un autre pan de notre patrimoine architectural est disparu à jamais. L'histoire récente de cette maison illustre bien le peu de cas que nous accordons à la mise en valeur du patrimoine bâti et à certains des défis à relever si nous voulons en faire une priorité.
Construite vers le début des années 1880, soit avant la fondation de la ville de Magog, cette maison unique était caractérisée par une jolie véranda en bois, de belles lucarnes et une solide fondation en pierre. En 2003, Magog l'a acquise, ainsi que son terrain d'un demi-hectare, pour 800 000 $, en vue de la démolir pour y aménager une bibliothèque et un parc. Finalement, la bibliothèque a été aménagée ailleurs, mais la maison Tourigny se retrouvait sans vocation et fut laissée à l'abandon jusqu'en 2016. Elle fut pourtant jugée comme édifice d'intérêt particulier et de qualité architecturale « supérieure » dans l'Inventaire du patrimoine bâti commandé par la Ville de Magog en 2006 et publié en 2007.
Manque de transparence
Une estimation faite en 2009 par l'agence Bergeron Gagnon, spécialisée en conservation et mise en valeur du patrimoine culturel, avait chiffré les coûts de restauration à 235 000 $, selon un citoyen qui a jeté un coup d'œil sur cette étude lors d'un événement organisé par la Société d'histoire de Magog. Sa demande d'en faire une photocopie fut refusée. « Cette étude n'a jamais été rendue publique malgré une demande faite à la Ville », déplore Daniel Faucher, porte-parole du collectif. Les membres du collectif n'ont jamais senti un réel intérêt de la Ville pour mettre la maison en valeur. Encore moins lorsque le promoteur immobilier Gilles Bélanger s'est présenté avec un projet de cinq millions de dollars pour ce terrain, situé stratégiquement à l'ouest du centre-ville. Y sera érigé un immeuble de quatre étages (20 000 pi2 [1860 m2] occupés par des commerces au rez-de-chaussée et des bureaux) avec vue imprenable sur les montagnes et le lac Memphrémagog.
M. Faucher croit que les élus municipaux ont manqué de transparence dans ce dossier. Le 31 janvier, le collectif demandait au gouvernement du Québec d'enquêter sur la légitimité et la légalité des agissements de la Ville. Il demandait également l'annulation de la transaction signée le 28 janvier 2016 entre la Ville et le promoteur. Ce dossier demeure confidentiel, selon M. Faucher.
La Ville a sacrifié la maison Tourigny en prétextant qu'elle n'avait pas les moyens de tout préserver, dit-il. « Le collectif proposait pourtant un projet de mise en valeur, dont les coûts n'ont pu être évalués, car la Ville n'a jamais permis au groupe d'avoir accès à l'intérieur de la résidence », dénonce M. Faucher. Celui-ci ajoute que deux anciens maires de Magog se sont opposés au projet d'implantation d'entreprises spécialisées en technologies de l'information et des communications sur l'ilôt Tourigny, René Gilbert proposant un moratoire et Marc Poulin, un référendum. Pour sa part, « en 2005, la Société d'histoire de Magog, qui est financée par la Ville, a produit un avis selon lequel ce serait une erreur de démolir la maison Tourigny, mais la Ville n'en a pas tenu compte. C'est l'argument économique qui l'a emporté sur le patrimoine et l'histoire », fait valoir Daniel Faucher. Celui-ci déplore que la Ville ait vendu les deux tiers de l'ilôt Tourigny, qu'il qualifie du plus beau terrain du centre-ville, pour « un prix dérisoire » de 350 000 $, alors qu'ils furent évalués à 560 000 $ par la firme Raymond Chabot Grant Thornton. Magog a aussi modifié le zonage pour autoriser la construction sur quatre étages au lieu de trois, en plus d'accorder des réductions de taxes au promoteur. « C'est scandaleux, si la Ville avait voulu l'acheter, personne ne lui en aurait fait cadeau », ajoute cet homme qui estime que le projet dénaturera la vocation récréotouristique de l'entrée de la ville.
La Ville se défend
La mairesse de Magog, Vicki May Hamm, réfute ces allégations en précisant que le zonage y permettait déjà l'aménagement de commerces et de bureaux. « En 2007, une firme externe a jugé que la maison Tourigny avait tellement été modifiée qu'elle n'avait plus la valeur d'autrefois. Cependant, elle a une valeur historique à raconter. Nous avons demandé à la Société d'histoire de nous aider à la documenter et à la raconter. Des éléments architecturaux d'origine seront intégrés au nouvel immeuble et une application mobile racontera l'histoire des deux maisons ». Car juste en face de la maison Tourigny, la Ville a acheté la maison Merry, la plus ancienne maison du Magog urbain, pour la transformer en lieu d'interprétation et en centre culturel, un projet de 3,5 millions de dollars.
« Nous avons fait le choix de protéger les bâtiments de plus d'intérêt, dont une ancienne église pour y aménager la bibliothèque. À un moment donné, il faut faire des choix et ils ont été faits bien avant l'intervention du collectif. Nous avons adopté une résolution en 2014 pour la démolition de la maison Tourigny et personne n'a levé le petit doigt. J'y crois, au patrimoine, il y a un volet qui y est consacré dans notre planification stratégique urbaine. » Elle ajoute aussi que la Ville a agi avec transparence en tenant des consultations publiques pour le plan d'urbanisme ainsi qu'une soirée d'information télédiffusée concernant la dérogation de zonage requise. « Les gens du collectif ont admis qu'ils se sont réveillés un peu tard », dit-elle.
Et le prix de vente jugé dérisoire par M. Faucher? « Une Ville ne devrait pas vendre à rabais, toutefois nous étions devant un sérieux problème. Par deux fois, nous avons cherché à vendre l'ilôt Tourigny, mais ce fut un échec. Le premier acheteur potentiel savait qu'il devrait démolir la maison, mais a reculé car elle contenait de l'amiante. Nous avons ensuite offert de la déménager pour la restaurer, mais il y a eu zéro intérêt. » Après quatre tentatives infructueuses, la Ville s'est résolue à réduire son prix en fonction de 15 critères, dont la création d'un stationnement public et la garantie d'un prix en deçà du marché pour 5 000 pi2 (465 m2) de bureaux destinés à des activités à but non lucratif. Il y a quelques mois, la Société d'histoire s'est ravisée en se prononçant en faveur du projet. Selon Vicki May Hamm, cet avis contraire au précédent n'aurait rien à voir avec le fait que la présidente intérimaire de la Société, Josiane Jetté, est une ancienne organisatrice politique. « C'est une amie à moi, mais elle s'est simplement présentée comme candidate [à la direction de l'organisme] et elle a été élue. »
Un avenir prometteur
Enfin, la mairesse jure qu'elle n'a pas « remis aux calendes grecques » le projet de revitalisation du quartier ouvrier de Magog, comme nous l'a affirmé Daniel Faucher. « J'y crois beaucoup, à cette conversion de l'ancienne usine de la Dominion Textile, mais c'est un projet de 150 millions $ qui requiert beaucoup de décontamination et de démolition. Un projet de plus longue haleine, je travaille encore là-dessus avec un consortium. » Vicki May Hamm conclut sur une note positive en remerciant les membres du collectif pour leurs interventions. « Ils ont permis de bonifier le projet, car ils sont animés par le désir de protéger le patrimoine. Ils nous ont aidés par leurs commentaires, même s'ils n'ont pas eu gain de cause, car nous avons été plus sévères avec le promoteur et nous travaillons avec une experte en développement durable. »
Daniel Faucher opine dans le même sens, car cette saga a tout de même eu l'effet positif de sensibiliser les Magogois sur l'importance du patrimoine bâti. « Nous sommes en voie de créer un mouvement qui agira comme chien de garde en matière de préservation et de mise en valeur du patrimoine bâti à Magog. »
En collaboration avec André Fauteux