Chapitre 13 du livre La guerre des fossiles - 40 ans de luttes pour l'environnement TOME 2 • 2003-2023

Avant même son dépôt officiel devant l’ONÉ [Office national de l'énergie], le projet­ [d'oléoduc] Énergie Est commençait déjà à goûter à la médecine des groupes citoyens et environnementaux et [son promoteur] TransCanada voyait se profiler de gros nuages à l’horizon.

Au printemps 2014, l’agence fédérale d’évaluation publiait une liste de questions qui seraient autorisées lors des audiences. L’ONÉ avait été claire : interdiction d’aborder l’impact du projet sur les émissions de GES [gaz à effet de serre] du Canada et son effet sur les changements climatiques ou de poser des questions concernant l’augmentation de la production de pétrole bitumineux qui coulerait au rythme de 1,1 million de barils par jour de l’Alberta jusqu’au Nouveau-Brunswick.

En plus de s’engager à ne pas aborder les questions taboues, les intervenants devraient convaincre l’ONÉ de la pertinence de leurs interventions. Telles étaient les règles du jeu depuis que Stephen Harper avait modifié le fonctionnement de l’agence.

À l’automne, la décision d’évacuer du débat les questions les plus pertinentes fut confirmée par un porte-parole de l’ONÉ. C’était d’autant plus aberrant que les données officielles du gouvernement fédéral démontraient que le Canada allait rater, et de loin, ses cibles de réduction de GES. Au contraire, les émissions canadiennes allaient grimper de façon vertigineuse en raison du doublement de la production de pétrole prévue par l’Alberta.

De nouvelles données publiées par l’Organisation météorologique mondiale venaient appuyer les inquiétudes des groupes écologistes. Pour la première fois dans l’histoire  de l’humanité, la concentration de CO2 avait dépassé les 400 parties par million en volume (ppmv), preuve tangible de l’accélération du réchauffement planétaire dont la combustion des ressources fossiles était la principale cause. Ce chiffre était important, car les scientifiques estimaient qu’il fallait à tout prix éviter de dépasser le seuil critique des 400 à 450 ppmv pour échapper à l’emballement irréversible du climat dont les conséquences seraient catastrophiques.

En novembre, Greenpeace reçut d’un informateur des documents secrets qui décrivaient en détail comment TransCanada devait s’y prendre pour faire accepter son projet Énergie Est au Québec. Il s’agissait en fait du plan stratégique proposé par Edelman, une des plus grandes firmes de relations publiques au monde.

Le document rendu public par Greenpeace était un exemple frappant des coups fourrés et des entourloupes utilisés par l’industrie des relations publiques. Edelman recommandait notamment de faire pression et de « distraire » les écologistes, en scrutant par exemple leurs antécédents judiciaires et leurs états financiers. Des groupes spécifiques étaient visés, comme Équiterre et la Fondation David Suzuki, qui se verraient obligés de rediriger leurs ressources pour contrer les attaques de TransCanada.

Cette tactique d’« opposition research » n’était pas nouvelle. Utilisée depuis longtemps, notamment par les partis politiques aux États-Unis, elle consiste à trouver des informations sensibles sur des opposants et à s’en servir pour les discréditer et les faire taire.

Un autre procédé recommandé par Edelman était l’« astroturfing », consistant à simuler un mouvement spontané et à fabriquer de toutes pièces un semblant de mobilisation populaire en ciblant des influenceurs, des experts et même des gens ordinaires. Edelman proposait à TransCanada de trouver pas moins de 35 000 « partisans », dont les employés de TransCanada, qui se feraient entendre sur des blogues, des tribunes publiques et des médias sociaux comme Facebook et Twitter. Ces influenceurs seraient « enrôlés » et encouragés à envoyer des lettres aux élus et à participer au débat public sur l’oléoduc Énergie Est comme les audiences du BAPE. « Nous allons travailler avec des tierces parties et les armer avec l’information dont elles ont besoin pour mettre de la pression sur nos opposants et les distraire de leur mission », précisait le plan d’Edelman.

Une équipe de 60 personnes serait mise sur pied pour monter une veille des médias et de la blogosphère, et être en mesure de répondre rapidement à tout accusation, attaque ou argument contre le projet Énergie Est. Dans certains cas, Edelman mettrait à contribution ses conseillers pour rédiger des lettres de soutien au projet de pipeline qui seraient signées par de véritables citoyens. TransCanada était « en guerre » contre ses opposants et devait agir en conséquence, affirmait le plan d’Edelman.

Les scientifiques et les universitaires étaient aussi dans la mire d’Edelman et de TransCanada. La firme suggérait une campagne majeure de financement d’une université québécoise afin de mousser l’image de TransCanada. Incidemment, des discussions étaient en cours pour le financement d’une chaire de recherche sur le Saint-Laurent axée sur l’étude du béluga à l’Institut des sciences de la mer à Rimouski. Deux rencontres avaient déjà eu lieu entre TransCanada et l’Université du Québec à Rimouski.

La firme Edelman était déjà bien connue pour utiliser ce genre de stratagème. En 1978, elle avait présenté à l’industrie du tabac une campagne pour contrer les règlements interdisant de fumer dans certains endroits publics. Elle proposait de créer des groupes de fumeurs supposément indépendants, mais financés par l’industrie. Edelman travaillait aussi pour les grandes compagnies pétrolières et un plan d’astroturf appelé Energy Citizens, mettant en scène des gens présentés comme des citoyens ordinaires opposés à la réglementation de l’industrie pétrolière. Greenpeace avait démasqué l’imposture.

Embarrassée par la fuite de son plan de communication, TransCanada annonça quelques jours plus tard qu’elle s’était départie d’Edelman et qu’elle trouverait une autre firme de relations publiques pour la conseiller afin de pouvoir « gagner la confiance des Québécois ».

Fin novembre, critiqué de toutes parts pour son mutisme dans le dossier Énergie Est, le ministre de l’Environnement David Heurtel adressa une lettre à TransCanada pour l’informer de certaines conditions que devrait remplir le promoteur pour obtenir l’aval du gouvernement du Québec. Il faisait mention dans sa lettre d’une évaluation environnementale stratégique, d’une consultation publique et d’une audience du BAPE.

L’AQLPA s’empressa de féliciter Heurtel pour sa démarche et son intention d’inclure la question des GES dans la réflexion du gouvernement. Nous enjoignions au ministre d’assurer la prise en compte de l’ensemble des émissions de GES du puits à la roue. Sachant que le Québec est un investisseur important dans les sables bitumineux, entre autres via la CDPQ [Caisse de dépôt et de placement], le gouvernement devait être cohérent et transparent face à ses objectifs de réduction de GES et de consommation de pétrole.

Malheureusement, le gouvernement Couillard, comme ses prédécesseurs, allait revenir à sa bonne vieille habitude de semer la confusion et d’envoyer des messages contradictoires. Dans les jours qui suivirent, le cabinet du ministre Heurtel continua à soutenir que la question des GES ferait bel et bien partie de l’ÉES [Évaluation environnementale stratégique] et d’une audience du BAPE, mais Philippe Couillard déclara exactement le contraire à la suite de sa rencontre avec le premier ministre albertain Jim Prentice. Ce faisant, Couillard se dissociait d’une motion unanime adoptée par l’Assemblée nationale en novembre, qu’il avait lui-même appuyée, affirmant que le Québec devait inclure « la contribution globale du projet Énergie Est aux changements climatiques et aux émissions de GES » dans le mandat confié au BAPE.

Le gouvernement libéral ne semblait pas avoir les deux mains sur le volant, c’est le moins qu’on puisse dire. Pour moi, les gesticulations du gouvernement étaient une autre preuve du syndrome qui affligeait les dirigeants du Québec depuis des décennies : faire semblant de prioriser le bien commun tout en privilégiant les intérêts privés.

Une soixantaine de groupes écologistes poursuivirent leur blitz en envoyant une lettre au président de l’ONÉ pour que l’agence tienne compte des GES dans le projet de TransCanada, dont les émissions dépasseraient celles produites annuellement par toutes les industries du Québec.

Pendant ce temps, Québec était dans une impasse. Le gouvernement, qui avait promis une évaluation environnementale sur Énergie Est depuis plusieurs mois, n’avait toujours pas reçu les documents de TransCanada. L’entreprise continuait à soutenir qu’elle devait être exclue de toute évaluation provinciale puisque son projet était de juridiction fédérale. Québec ne pouvait donc pas mandater le BAPE tant qu’il n’aurait pas en main les informations suffisantes pour le faire.

C’était l’histoire du serpent qui se mord la queue.

Sur le front municipal, plus d’une demi-douzaine de villes avaient voté des résolutions pour empêcher le passage sur leur territoire de l’oléoduc Énergie Est, qui devait traverser  70 municipalités et 650 cours d’eau. Début mars, les demandes de participation aux audiences de l’ONÉ avaient explosé. Des groupes écologistes, des citoyens, des ministères, et même Hydro-Québec demandaient la permission de se faire entendre à Ottawa. Hydro se disait préoccupée par le tracé prévu du pipeline, qui pourrait avoir des impacts sur ses installations. Le ministère des Transports s’inquiétait pour sa part des problèmes de fluidité de la circulation et de la sécurité des automobilistes lors de la construction de l’oléoduc, qui croiserait de nombreuses routes et autoroutes au Québec.