Un nouvel avis de santé publique fait fi de nombreuses études récentes qui incriminent plutôt les produits chimiques.
« L’anxiété chronique permet d’expliquer l’ensemble des symptômes du syndrome » de sensibilité chimique multiple (SCM), concluent les auteurs d’une synthèse de 4 000 études sur le sujet publiée mercredi par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).
L’idée que le stress chronique serait la seule cause de ce syndrome contredit le quart de million de Québécois qui, selon Statistique Canada, ont reçu ce diagnostic d’un médecin qui les écoute longuement et les croit lorsqu’ils disent être malades à cause de la pollution. Reconnue comme un handicap au Québec et ailleurs, l’hypersensibilité environnementale (chimique et/ou électromagnétique) touche plusieurs organes et systèmes (immunitaire, immunitaire, neurologique, respiratoire, digestif, cardiaque, etc.). De nombreuses études, dont un sondage médical publié par la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), ont déjà démontré que les symptômes diminuent ou disparaissent carrément dans les endroits non pollués. C'est ce qu'affirme aussi le conseil des ministres nordiques européens qui a reconnu les hypersensibilités environnementales comme un handicap, en 2000.
La prévalence de la SCM varie de 0,5 à 3 % de la population générale lorsqu’il est diagnostiqué par un médecin et atteint jusqu’à 32 % pour les cas autodéclarés, selon le rapport de l’INSPQ dont l’auteur principal est le toxicologue Gaétan Carrier. L’avis scientifique de l’INSPQ avait été commandé en 2012 par l’ancien ministre de la Santé et des Services sociaux, Yves Bolduc. Ceci notamment parce que ces patients consultent des médecins beaucoup plus que la moyenne. Ces derniers, qui pour la plupart se sentent dépassés par ce problème complexe, les envoient souvent en psychiatrie.
Intitulé Syndrome de sensibilité chimique multiple, une approche intégrative pour identifier les mécanismes physiopathologiques, l’avis scientifique a été publié en ligne ce mercredi 30 juin 2021. Il définit la SCM comme « un trouble chronique caractérisé par de multiples symptômes récurrents non spécifiques, provoqués ou exacerbés lors d’une exposition à des odeurs présentes dans l’environnement, à de faibles concentrations tolérées par la majorité des gens. Chez les personnes touchées de façon plus sévère, cette atteinte chronique affecte le fonctionnement normal au quotidien et produit des invalidités sociales et professionnelles ».
Cette synthèse résume ainsi l’impact du stress chronique sur la SCM : « Les mêmes altérations et dysfonctionnements y sont trouvés et mesurés. À la longue, la répétition presque inévitable de ces épisodes de stress aigu entraîne chez les personnes atteintes le développement d’une neuro-inflammation, d’un stress oxydatif et d’une anxiété chronique. » Les auteurs de l’avis de l’INSPQ disent se fonder sur les avancées réalisées en neurosciences depuis les années 2000, notamment par les imageries cérébrales fonctionnelles. Ils sont catégoriques : « Sur la base de ces nouvelles connaissances, les auteurs du présent avis invalident l’hypothèse d’une association entre la SCM et la toxicité des produits chimiques trouvés aux concentrations environnementales habituelles. »
Ils concluent :
« les sujets SCM ont développé une sensibilisation neuronale centrale associée à un dérèglement chronique, principalement celles du système limbique, de certaines fonctions cérébrales, la gestion des émotions, la mémoire et l’apprentissage ainsi que le jugement. Ceci serait attribuable à un conditionnement de la peur accompagné d’une anxiété chronique résultant du désir constant d’éviter l’exposition aux odeurs qui provoquent chez ces personnes l’apparition ou l’exacerbation de symptômes parce qu’ils considèrent cette exposition comme étant menaçante pour leur santé.
Sur la base de cette analyse, les auteurs du présent rapport considèrent que la dépression, bien qu’elle soit fréquemment présente en concomitance avec la SCM, n’en serait généralement pas la cause, mais en serait plutôt une conséquence. Toutefois, la présence de l’anxiété chronique et de la détresse dans la SCM, qui sont aussi des déterminants importants de la dépression, ainsi que l’isolement social et la mécompréhension de leur état, rendraient les sujets SCM plus vulnérables au développement d’un état dépressif. »
Le consensus de 1999 sur la SCM
Cette conclusion est lourde de conséquences pour les patients et leur entourage, qui souvent doute de leur santé mentale. De plus, l’avis est contraire à la première définition à faire consensus en la matière. Publiée en 1999 dans Archives of Environmental Health et s’appuyant sur un sondage auprès de 89 cliniciens financés par le gouvernement américain, cette définition proposait six critères permettant de poser le diagnostic de SCM :
- Les symptômes sont reproductibles avec des expositions chimiques répétées.
- La condition est chronique.
- Des niveaux d’exposition plus faibles que ceux qui sont couramment tolérés entraînent la manifestation du syndrome.
- Les symptômes diminuent ou disparaissent quand le déclencheur est retiré.
- Les réactions surviennent après une exposition à plusieurs substances chimiques non liées.
- Les symptômes touchent plusieurs organes et systèmes.
Sidérés par la prétention de l’INSPQ selon laquelle l’anxiété chronique expliquerait l’ensemble des symptômes de SCM, quatre spécialistes de la question à qui nous avons parlé ont dit préféré attendre de lire ce rapport qui fait 840 pages avant de le commenter. Mais l’un d’eux, le Dr Auger Pierre Auger, hématologue également spécialisé en médecine du travail et de l’environnement ainsi que professeur de toxicologie clinique à l’Université Laval depuis un quart de siècle, venait de nous émettre ce commentaire dans le cadre d’une entrevue sur le manque de logements pour hypersensibles : « Les hypersensibles viennent jouer dans le gras de gros marchés du monde qui fait de l’argent et qui dit : ‘‘On ne va pas arrêter de vendre du parfum, de la peinture, de l’électricité.” » En 2000, ce médecin conseil à la direction de la santé publique de la Capitale-Nationale avait signé la première synthèse québécoise sur ce syndrome (aussi appelé polytoxicosensibilité), dans le Bulletin d'information en santé environnementale de l’INSPQ.
Conclusion contestée
La Dre Lynn Marshall, une experte ontarienne qui étudie la SCM et traite des personnes atteintes depuis plus de 20 ans, a néanmoins réfuté catégoriquement la conclusion de l’INSPQ. « Ils n’ont pas révisé toute la littérature, nous a-t-elle affirmé par téléphone. Les études plus récentes démontrent davantage la pathophysiologie. » Effectivement, l’avis de l’INSPQ critique par exemple des publications de l’allergologue américaine Claudia S. Miller, qui étudie les mécanismes biologiques des réactions aux produits chimiques depuis 40 ans, mais cet avis fait fi de ses études parues depuis 2012. La Dre Miller est coauteur d'un rapport historique sur la susceptibilité aux produits chimiques pour l'État du New Jersey, pour lequel l'État a reçu le prix Macedo de l'Organisation mondiale de la santé, et d'un livre acclamé par la profession médicale, Chemical Exposures : Low Levels and High Stakes (2e édition, John Wiley and Sons, Inc., New York, 1998).
Dre Marshall a été la première directrice médicale de la Clinique de santé environnementale du Women’s College Hospital affiliée à l’Université de Toronto et financée par la province de l’Ontario depuis 1999. « Le système nerveux central est affecté par les polluants dans notre environnement, et diverses études montrent quels mécanismes sont responsables. Dans notre dernière étude, qui sera publiée bientôt et dont l’auteur principal est Dr John Molot, avec Meg Sears PhD et Dre Riina Bray, nous expliquons que divers récepteurs dans le cerveau sont activés et augmentent la réactivité aux produits chimiques et autres substances. Je ne crois pas que la conclusion que l’anxiété expliquerait l’ensemble des symptômes soit juste. »
Une source québécoise spécialisée en SCM, qui a préféré taire son identité pour ne pas nuire aux patients, est troublée par les conclusions des médecins de l’INSPQ : « Quand ils ne comprennent pas une maladie émergente, ils la qualifient de psychosomatique, ça leur facilite la vie. L’asthme a déjà été classé comme psychosomatique, d’ailleurs. On devrait plutôt être progressiste et chercher à rattraper ceux qui sont à la fine pointe du diagnostic et du traitement de la SCM. On ne parle pas de pommes et de patates ici mais d’êtres humains. Combien de gens sont-ils prêts à sacrifier? »
Par contre, les auteurs de l’INSPQ recommandent que le Québec investisse pour la première fois en la matière : « Puisque les personnes atteintes de SCM sont, à des degrés divers, réellement souffrantes et que leur état nécessiterait un soutien médical et social approprié, les auteurs du rapport proposent que des centres d’expertise spécialisés dans le syndrome SCM soient mis en place et qu’une veille scientifique se poursuive », indique un communiqué émis par l’INSPQ, le 29 juin.
Les travaux de Claudia S. Miller
Les chercheurs de l’INSPQ citent notamment une revue critique de la littérature rédigée en 1992 par Claudia S. Miller avec la psychiatre Iris Bell et le psychologue Schwartz. Ils résument ainsi leur hypothèse neurobiologique : « De nombreux produits chimiques présents dans l’environnement peuvent, par la voie de mécanismes d’embrasements limbiques partiels, déclencher ou perpétuer chez des personnes vulnérables des troubles affectifs et cognitifs ainsi que des dysfonctionnements somatiques associés. » Ces trois auteurs reconnaissaient que « la phénoménologie des patients atteints de SCM puisse chevaucher celle des troubles affectifs, et que dans les deux cas, les mécanismes recrutés pourraient similairement impliquer un dysfonctionnement des voies limbiques du système nerveux ». Le rapport de l’INSPQ cite ensuite des critiques de ce modèle formulées jusqu’en 1997, même par son auteure Iris Bell.
Nous avons demandé à l’allergologue Claudia Miller de réagir à l’analyse des chercheurs de l’INSPQ. « Envoyez-leur ma nouvelle étude. Nous assistons à la naissance d'un nouveau paradigme médical, aussi profond que la théorie des germes », a répondu cette professeure émérite d’allergie, d’immunologie et de santé environnementale à l’Université du Texas. Publiée dans l’édition du 27 mai 2021 du International journal Environmental Sciences Europe, cette étude traite de la perte de tolérance, induite par les polluants, aux produits chimiques, aux aliments et aux médicaments. On y affirme qu’un mécanisme physiologique potentiel et prometteur implique les mastocytes. Ces globules blancs fabriqués par notre moelle osseuse sont la première ligne de défense de notre système immunitaire. Cette « immunité primitive » migre dans tous nos tissus où, en réponse à une substance étrangère (xénobiotique), elle libère de grandes quantités d’histamine et provoque notamment de l’inflammation.
« Je crois que nos découvertes sur la perte de tolérance induite par les toxiques (ou TILT pour Toxicant Induced Loss of Tolerance) et les mastocytes ont le pouvoir de transformer non seulement la médecine mais aussi la santé environnementale, la toxicologie, la psychologie, la psychiatrie et la santé publique, nous a confié la Dre Miller par courriel. Le TILT est le résultat de l'écoute attentive de groupes de personnes qui sont tombées malades à la suite d'expositions identifiables à des moisissures, des implants mammaires, des pesticides, des produits de combustion, des COV et autres xénobiotiques - des patients trop souvent considérés comme des "intouchables" de la médecine. »
Comme l’indique le communiqué de l’Université du Texas, les personnes atteintes « peuvent être sensibilisées par une exposition unique à un niveau élevé de xénobiotiques, tels que les produits chimiques provenant d'une application de pesticides, ou par des expositions répétées à des niveaux inférieurs, par exemple en respirant des composés organiques volatils (COV) issus de travaux de rénovation ou de construction. Par la suite, même de faibles niveaux de ces produits chimiques ou d'autres, non apparentés, peuvent amener les mastocytes à libérer des centaines de produits chimiques inflammatoires, entraînant des réactions de type allergique, parfois très graves ».
Selon Dre Miller, ces affections invalidantes ont explosé depuis la Seconde Guerre mondiale, qui coïncide avec une augmentation massive de la production de produits chimiques synthétiques et de leur utilisation dans des espaces intérieurs. Le problème s'est aggravé depuis les années 1970, lorsque les programmes d’économie d'énergie ont favorisé le scellement des bâtiments et la réduction de la ventilation. Résultat : les concentrations de COV émis par les produits parfumés, nettoyants, matériaux et moisissures ont augmenté, tout comme les sous-produits de combustion et la fumée de tabac. Cette pollution chimique handicape de plus en plus de gens, en particulier des enfants. Une étude antérieure de Dre Miller avait révélé que les enfants de mères sensibles aux produits chimiques avaient trois fois plus de risque de développer de l’autisme ou un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité. Le traitement de la SCM « exige d'abord d'éviter ou d'éliminer les expositions initiales, puis de réduire les expositions déclenchantes », a déclaré Dr Carlos Roberto Jaén, directeur du Département de médecine familiale et communautaire de l’Université du Texas.
C’est en 1990 que la SCHL publiait les résultats d’une étude importante d’un médecin qui avait sondé 29 patients hypersensibles. « Tous les répondants rapportent une amélioration de leur état de santé après avoir fait des modifications à leur maison afin de réduire leur exposition aux produits chimiques », a écrit ce médecin britanno-colombien, Stephen R. Barron. Par la suite, la SCHL avait même construit une maison de recherche pour les personnes hypersensibles aux polluants et un guide sur les matériaux sains pour les hypersensibles, malgré l’opposition de plusieurs fabricants.
Autres conclusions de l’INSPQ
Voici les autres messages clés véhiculés par l’avis de l’INSPQ :
- Les avancées scientifiques confirment que le processus psychique est absolument indissociable du phénomène biologique et du social.
- Les personnes atteintes perçoivent les odeurs comme une menace à leur santé, et la détection de celles-ci provoque chez elles des symptômes de stress aigu qui se manifestent par des malaises qu’elles attribuent aux produits chimiques associés aux odeurs.
- Cette cascade de réactions provoque et maintient des altérations biologiques du fonctionnement normal de l’organisme dans les systèmes immunitaire, endocrinien et nerveux.
- Le système nerveux est altéré principalement dans les structures du système limbique, qui joue un rôle dans la régulation des émotions, l’apprentissage et la mémoire.
- L’ensemble des altérations observées explique la chronicité et la multiplicité des symptômes rapportées par les personnes atteintes de SCM : altération de l’humeur et des fonctions cognitives, troubles du sommeil, fatigue et perte de la capacité à ressentir le plaisir (anhédonie) et de motivation. Cela rend aussi ces personnes vulnérables au développement de différents problèmes de santé physique et psychologique.
- Les perturbations biologiques chroniques observées, la sévérité des symptômes ressentis, les effets sociaux et professionnels sur les personnes atteintes ainsi que la forte prévalence du syndrome SCM font de celui-ci un réel enjeu de santé.
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