« Pour les biberons, si c'était à refaire, je ne prendrais probablement pas l'eau du robinet. Les enfants en plein développement se trouvent au maximum de leur sensibilité aux polluants, ils ont moins de résistance car la masse de leur corps est plus petite et leur consommation d'eau par rapport à cette masse est beaucoup plus grande », explique Sébastien Sauvé, professeur titulaire de chimie analytique environnementale à l'Université de Montréal depuis 2001.
Auteur de plus de 170 articles scientifiques et chapitres de livres, M. Sauvé dirige une équipe d'une quinzaine d'étudiants et de chercheurs spécialisés en contaminants de l'eau et des sols. Il s'intéresse tant aux polluants dits traditionnels, comme le plomb ou le cadmium, qu'aux composés émergents, comme les médicaments et les nanoparticules.
L'eau en bouteille : mauvaise solution
Le laxisme des normes l'incite à affirmer que filtrer l'eau potable s'avère une bonne idée. Malheureusement, ce laxisme encourage les gens à acheter de l'eau en bouteille, notamment celles en plastique à usage unique qui génèrent énormément de déchets ainsi que de gaz à effet de serre et autres polluants environnementaux. Les contenants réutilisables comme les cruches de 18 litres sont moins pires pour l'environnement, observe le professeur Sauvé, mais de plus, avec la chaleur et l'usure, tout plastique risque de se lessiver et ainsi de plus ou moins contaminer l'eau.
Médicaments dans l'eau
L'expert souligne qu'il n'existe aucune norme limitant l'aboutissement de médicaments dans l'eau municipale (comme bien des polluants chimiques, ils ne sont pas bien filtrés par les usines d'épuration des eaux usées et des traces se retrouvent dans l'eau potable). Heureusement, à partir de 2018, Montréal compte éliminer 95 % des bactéries, 75 % des médicaments et la plupart des virus dans ses eaux usées en dotant son usine d'épuration d'un système d'ozonation.
Mais les médicaments sont le moindre des soucis pour le professeur Sauvé. « Les mesures de résidus dans l'eau montrent que les analgésiques dominent (ibuprofène, aspirine et Tylenol) mais en très, très faibles concentrations. Toutefois, mon inquiétude porte plus sur tout ce qui est perturbateur endocrinien ou les antibiotiques qui contribuent à développer des résistances. »
Pesticides
Il cite en exemple le cas de l'atrazine, l'un des pesticides les plus employés en agriculture et que l'on mesure régulièrement dans les eaux de surface. Cet herbicide est notamment soupçonné d'engendrer des malformations et des fausses couches ainsi que de promouvoir les cancers hormonodépendants (ovaires, sein, prostate, etc.). Bien que les concentrations mesurées dans l'eau municipale se situent bien en deçà des limites règlementaires, cela n'a rien de rassurant, selon Sébastien Sauvé. « Les normes nord-américaines demeurent complètement déconnectées des normes européennes. Elles s'avèrent tellement laxistes que ça ne veut rien dire de les respecter. Notre norme pour l'atrazine est de 3 000 nanogrammes par litre (ng/l ou partie par trillion) alors que la norme européenne est de 100 ng/l. Nos gouvernements aiment mieux dire que la norme est de 3 microgrammes par litre (µg/l), il y a de la psychologie derrière tout ça : si t'as juste 0,3 µg/l d'atrazine dans ton eau, ça a l'air moins méchant que 300 ng/l. »
L'organisme indépendant Environmental Working Group a récemment découvert que les deux tiers des Américains buvaient de l'eau contenant plus de chrome-6 (chrome hexavalent) que ne le permet la Californie. On parle ici du polluant industriel cancérogène dont le public a pris conscience grâce au film Erin Brockovitch. « Les données généralement rapportées pour le chrome dans l'eau respectent la norme canadienne en vigueur, même si le niveau de sécurité est discutable, dit Sébastien Sauvé.
Arsenic
Pour l'arsenic, dans un nombre de cas impressionnant, on ne respecte même pas la norme qui déjà n'est pas très sécuritaire! Si on voulait se protéger contre le niveau de risque de cancer jugé inacceptable, d'un cas par million d'individus, on adopterait une norme de 0,02 µg/l au lieu de la norme actuelle de 10 µg/l », donc 500 fois trop élevée. L'arsenic peut contaminer les puits, car il est présent naturellement dans les roches et dans le sol, tout comme le manganèse. On en retrouve dans le quart de l'eau souterraine mesurée aux États-Unis.
Sébastien Sauvé confirme par ailleurs qu'un puits artésien peut se faire contaminer par une source polluante comme une station d'essence ou une ferme située à des kilomètres de distance. « Oui, ce n'est pas impossible. C'est clair qu'un puits artésien peut être contaminé par de l'eau qui coule doucement par des fractures dans le roc qui créent carrément des rivières souterraines. »
Plomb et chlore dans les aqueducs municipaux
Quant à l'eau municipale, le plomb et les résidus de la chloration toxiques qui s'y retrouvent le motivent à recommander la filtration de l'eau à domicile. Tout comme l'arsenic, aucune dose de plomb n'est jugée sécuritaire. Les limites d'exposition représentent simplement des compromis basés sur un calcul coût/bénéfice au chapitre des investissements publics et privés. « A priori, si on est desservi par un aqueduc le moindrement un peu vieux, il y a risque de présence d'un peu de plomb dans l'eau provenant d'une vieille entrée d'eau. On nous avise alors de filtrer, soit sous l'évier de cuisine ou à l'entrée d'eau, mais il faut aussi remplacer cette dernière. Il faut garder en tête que la ville n'a pas le droit de refaire le bout de la connexion de l'entrée d'eau appartenant au propriétaire. Certains Montréalais dans cette situation ont été avisés du risque, mais plusieurs ont oublié ou négligé d'agir. Nous avons toujours une facilité au déni surprenante. Et rappelez-vous que le plomb ne se trouve pas dans l'eau distribuée par l'usine de filtration. Le problème se situe au niveau de l'entrée d'eau ou au robinet. La cause peut être une robinetterie récente. Malgré le resserrement récent des normes, le robinet flambant neuf peut s'avérer plus problématique parce que les surfaces sont très réactives, elles n'ont pas eu le temps de s'oxyder et d'être recouvertes par un biofilm. »
Quant au chloroforme et autres trihalométhanes (THM) cancérogènes, leur concentration dans l'eau domestique dépend de la quantité de chlore ajoutée à l'usine de traitement ainsi que de la teneur en matières organiques dans l'eau d'origine.
Si on est inquiet de la qualité de l'eau domestique, M. Sauvé recommande, en plus des analyses microbiologiques usuelles, de faire tester son eau par un laboratoire certifié par le ministère de l'Environnement pour des substances spécifiques comme le plomb, l'arsenic et les THM. Mais comme chaque substance testée augmente les coûts, certains jugent plus simple de s'acheter un bon système de filtration.
Quels types de filtres?
Et que recommande notre expert à ce chapitre? Il confie s'être amusé à tester certains de ces systèmes avec de l'eau contenant du plomb ou du manganèse. Son constat : « Un pichet filtrant avec cartouche au charbon activé et résine échangeuse d'ions absorbe certains contaminants comme le plomb à un taux d'efficacité correct. On améliore la performance si on installe un système fixe sous l'évier. Sa plus grosse cartouche au charbon et sa résine peuvent durer environ un an. Mais si on s'inquiète ou qu'on a un problème, aussi bien choisir la Cadillac. Selon les fabricants et plusieurs experts, on aurait probablement de meilleures performances pour les pesticides et les résidus organiques comme les médicaments avec l'osmose inverse. Je ne l'ai pas testée, mais en termes de concept et de fonctionnement, cette technologie est probablement la meilleure. Mais ça m'embête qu'elle soit coûteuse. J'aimerais mieux qu'on resserre les normes d'eau potable. Les villes pourraient améliorer les performances, mais elles ne peuvent justifier la dépense si elles respectent les normes que le gouvernement exige... »
À lire en janvier sur maisonsaine.ca : découvrez trois fournisseurs fiables de filtres à eau domestique
Pour en savoir davantage
L'eau potable et votre santé (Santé Canada)
Time to revisit arsenic regulations: comparing drinking water and rice : bmcpublichealth.biomedcentral.com/articles/10.1186/1471-2458-14-465
Emerging contaminants (article de Sébastien Sauvé)
http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/641246/fontaine-ecoles-plomb-eau-epicerie
https://www.researchgate.net/publication/233763034_Lead_removal_from_tap_water_using_POU_devices