Une cinquantaine de sommités internationales sur les effets sanitaires de l’électrosmog qualifient de désinformation flagrante une lettre ouverte très médiatisée au Québec sur la prétendue innocuité des compteurs intelligents sans fil, cosignée le 18 mai dernier par une cinquantaine d’universitaires québécois. Instiguée par l’ingénieur biomédical Thomas Gervais, qui enseigne à Polytechnique Montréal, cette lettre ouverte prônait un « débat responsable et éduqué, guidé par la démarche scientifique » sur les effets sanitaires des micro-ondes émises par ces compteurs à afficheur numérique. Or, à notre connaissance, aucun de ses signataires n’a effectué d’étude scientifique révisée par des pairs sur les effets sanitaires des champs électromagnétiques (CEM).
Leur lettre, parue dans Le Devoir le 24 mai dernier, reprend l’argument d’Hydro-Québec selon lequel ces compteurs sans fil sont parfaitement sécuritaires. Nous l’avons fait lire au Dr David Carpenter, ancien doyen et fondateur de l’École de santé publique à l’Université d’Albany (New York). Dans sa réponse, appuyée par les auteurs de centaines d’études sur les effets biologiques des CEM, dont le Dr Yury Grigoriev, président du Comité national russe sur la protection de la radiation non ionisante, le Dr Carpenter affirme notamment : « Présentée par un groupe d’ingénieurs, de physiciens et de chimistes québécois, cette lettre ouverte reflète un manque de compréhension évident de la science qui justifie les préoccupations quant à l’impact sur la santé des CEM de radiofréquences/micro-ondes émises par ces compteurs.»
L’un des signataires de la lettre ouverte, l’ingénieur Lorne Trottier, a cofondé Matrox, fabricant de produits informatiques. Donateur de plus de 32 millions de dollars à des universités (voir McGill University: A Center of Skepticism of EMF Health Effects) et à des chercheurs québécois, Lorne Trottier est aussi webmestre du site www.emfandhealth.com, qui minimise les effets sanitaires des CEM. Ce site est rédigé notamment avec Michel Plante, médecin à l’emploi d’HydroQuébec, consultant auprès d’entreprises de téléphonie cellulaire et conseiller de l'Organisation mondiale de la santé en matière de CEM. M. Trottier finance également la Brigade Électro Urbaine initiée par Thomas Gervais, dont les étudiants proposent aux personnes qui se disent hypersensibles aux ondes électromagnétiques de se soumettre à une expérience visant à vérifier « si les malaises qu’ils éprouvent sont de nature psychosomatique ou bien s’ils sont réellement causés par les ondes». MM. Gervais et Trottier ne nous ont pas rappelés.
Les compteurs sans fil permettent notamment la relève de la consommation et la détection des pannes à distance. Par contre, les effets biologiques des radiofréquences/micro-ondes qu'ils émettent n’ont jamais été étudiés scientifiquement. Or, partout dans le monde, des milliers de citoyens qui se trouvent souvent à moins de 10 pi (3 m) de ces appareils, ou même plus loin, se plaignent de nombreux symptômes - neurologiques et autres - d’intolérance ou d’hypersensibilité aux ondes électromagnétiques. Le site Web de la Coalition québécoise de lutte contre la pollution électromagnétique présente plusieurs témoignages de Québécois éprouvant de tels symptômes depuis l'installation d'un compteur sans fil numérique sur ou dans leur habitation. La Coalition a récolté plus de 15 000 signatures et l'appui d'une dizaine de conseils municipaux contre l'installation de ces compteurs. La Régie de l'énergie vient d'autoriser Hydro-Québec à en installer 3,8 millions d'ici 2017 et d'imposer des frais initiaux de 137 $ et des frais mensuels de 17 $ aux gens qui optent plutôt pour un compteur numérique non communiquant qui requière qu'un humain se déplace pour effectuer la relève de la consommation électrique. La Coalition demande plutôt que les gens aient le droit de conserver leur compteur à roulette mécanique sans avoir à débourser ces frais qu'elle juge abusifs. Dans le quartier pilote de Villeray, à Montréal, une forte majorité des résidants ont d'ailleurs empêché Hydro-Québec d'accéder à leur appartement pour installer un compteur intelligent. « Hydro-Québec n'est parvenu à installer que les compteurs facilement accessibles situés à l'extérieur des résidences ou dans des chambres de compteurs dont les techniciens possédaient les clés », selon un communiqué émis par l'organisme Villeray Refuse. À Sutton, en Estrie, l'électrohypersensible Kathya Heppel songe même à intenter un recours collectif contre Hydro-Québec car elle craint que ces compteurs n'endommagent davantage sa santé précaire, rapporte le quotidien La Voix de l'Est.
À l’instar du ministère de l’Environnement allemand et de l’Association médicale autrichienne, le Dr Carpenter et ses collègues prônent, par mesure de précaution, l’usage d’appareils filés, lorsque c’est possible, afin de réduire l’exposition aux microondes qui augmente de façon exponentielle à l’ère du sans fil. C’est que depuis 50 ans, précisent-ils, des milliers d’études ont confirmé les effets nocifs d’une exposition prolongée à des CEM de faible intensité, notamment sur la glande thyroïde et la sécrétion de mélatonine, puissante hormone anticancer. Pas moins de 13 récentes études indépendantes ont observé une augmentation notable du risque de tumeur chez les individus surexposés pendant 10 ans aux microondes émises par des téléphones cellulaires (Myung et coll., 2009).
Micro-ondes pulsées
Depuis 2004, Hydro-Québec a installé à travers la province plus de 800 000 compteurs sans fil fabriqués par Itron ou GE. Ces appareils, dits non intelligents et de première génération, communiquent avec ses véhicules équipés d’un releveur automatique. Ils pulsent des micro-ondes aux deux secondes, soit 43 200 fois par jour, selon un article paru dans Le Devoir du 22 mars dernier.
Depuis juin 2011, la société d’État a ensuite installé 20 000 compteurs intelligents Landis+ Gyr, de deuxième ou nouvelle génération, dans trois régions pilotes : à Boucherville, à Villeray et dans la région du lac Memphrémagog (Cantons-de-l’Est). Ces compteurs permettent la lecture à distance de la consommation d’électricité six fois par jour, sans intervention d’un releveur humain. Par contre, ils font partie d’un tel réseau intelligent dont la gestion exige qu’ils émettent leurs microondes jusqu’à 190 000 fois par jour, a admis le fournisseur d’énergie californien Pacific Gas & Electric.
Bien que l'installation de 3,8 millions de compteurs intelligents coûterait environ 1 milliard de dollars, Hydro-Québec estime que le projet sera rentable. Ceci notamment en éliminant 725 emplois de releveurs et « en préparant le terrain pour de nombreuses applications », notamment de gestion de la demande.
Les compteurs (d’électricité, d’eau ou de gaz) nouvelle génération sont dotés de deux antennes internes, aussi appelées puces ou « cartes de communication numérique cellulaire ». La première reçoit et transmet les données de consommation sur la fréquence 915 mégahertz et communique avec des routeurs installés sur certains poteaux de distribution hydroquébécois et avec des bornes collectrices qui seront placées sur des équipements de télécommunication ou des édifices. La seconde antenne, inutilisée jusqu’ici, permettra à cette infrastructure de mesurage avancée de communiquer sur la fréquence 2,4 gigahertz avec une puce installée dans les nouveaux appareils ménagers, par exemple afin de contrôler leur usage en période de pointe de la demande électrique.
Surexposition et électrohypersensibilité
«Les gens qui vivent à proximité d’un compteur intelligent risquent d’être exposés à ces ondes de façon beaucoup plus intense que s’ils sont à côté d’un cellulaire, expliquent le Dr Carpenter et ses collègues, sans parler de l’effet cumulatif sur les gens exposés à plusieurs compteurs. Une telle situation ne ferait qu’accroître davantage les expositions injustifiées à des microondes. »
À Montréal, 70 % des compteurs électriques sont situés à l’intérieur des immeubles. Pierre Lepage, de Villeray, regrette amèrement d’avoir autorisé Hydro-Québec à installer six compteurs sans fil dans la cuisine de son appartement de soussol. Dans une plainte déposée à la Régie de l’énergie, il relate qu’il a par la suite développé des malaises cardiaques ainsi que plusieurs autres symptômes d’électrohypersensibilité (maux de tête, insomnie, perte d’appétit, etc.) éprouvés également par les trois autres membres de sa famille (détails sur www.maisonsaine.ca).
La lettre ouverte de Thomas Gervais cite l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui, en 2005, n’excluait pas que de tels symptômes soient psychosomatiques. Alors que certains médecins envoient en psychiatrie les personnes se plaignant de symptômes qu’ils associent aux CEM, des chercheurs cliniciens comme l’oncologue parisien Dominique Belpomme affirment que ces patients souffrent notamment de problèmes de vascularisation cérébrale déclenchés par la surexposition aux CEM. Pour sa part, Pierre Lepage est convaincu que les microondes ont causé ses symptômes : ceuxci ont disparu après qu’il eut recouvert les six compteurs de trois couches de papier aluminium.
Les études les plus récentes concluent que l’intolérance électromagnétique, qui touchait environ 10 % des Européens en 2004 (Hallberg et Oberfeld, 2006), est due à des dommages neurologiques causés par la surexposition aux CEM (détails sur powerwatch.org.uk). Dr Gro Harlem Brundtland, mère du concept du développement durable et autrefois premier ministre de la Norvège, puis directrice générale de l’OMS, affirme être devenue électrosensible à cause d’un accident survenu avec son four microondes (témoignage sur www.magdahavas.com). Hydro-Québec affirme que l’intensité moyenne de l’exposition, de 50 microwatts par mètre carré (μW/m2) mesurée à un mètre de distance d’un compteur nouvelle génération, est 20 fois moindre que celle mesurée devant un ordinateur portable avec fonction WiFi (1 000 μW/m2) et environ 100 000 fois inférieure à la limite d’exposition aux radiofréquences de Santé Canada (6 millions μW/m2). Le problème, c’est qu’Hydro-Québec ne parle que de la dose moyenne et fait fi des pics de puissance. Ceuxci atteignaient souvent 50 000 μW/m2 à un mètre d’un nouveau compteur dans une maison unifamiliale de Boucherville, d’après les mesures de la firme 3E. C’est 50 fois la dose reçue du Wi-Fi, technologie que ne peuvent plus tolérer des milliers d’écoliers et d’adultes devenus électrohypersensibles.
Selon plusieurs experts, ce seraient ces émissions maximales pulsées à longueur de journée qui déclencheraient l’intolérance aux CEM, de même que l’importante quantité d’interférence (hautes fréquences transitoires nocives) que ces compteurs génèrent sur le câblage domestique. Selon Cindy Sage, consultante californienne en électrosmog, les niveaux d’exposition pourraient parfois excéder les limites fédérales américaines, qu’elle juge par ailleurs laxistes. C’est le cas notamment si on lit sa consommation d’électricité en plaçant le visage à 6 po (15 cm) ou moins d’un compteur sans fil — de première ou de deuxième génération —, ce qui est déconseillé par les fabricants, car dangereux pour les yeux.
Pour en savoir davantage
Réplique du Dr Carpenter et de ses collègues : www.maisonsaine.ca
Coalition québécoise de lutte contre la pollution électromagnétique : www.cqlpe.ca
Ce texte est une version allongée d'un article paru dans la Maison du 21e siècle, Vol. 19 no 4, automne 2012