Merci aux Éditions Écosociété de nous permettre de publier cet extrait du récent livre Débrancher la 5G signé par le Collectif Actécopol (l'Atelier d'écologie politique à Toulouse), sous la direction de Jean-Michel Hupé. AF
Nous sommes bien conscient·es que mettre ainsi en avant les incertitudes et les doutes nous expose à être taxé·es de complicité vis-à-vis des marchands de doute. Ce danger est inévitable tant que nous restons sur un terrain «uniquement scientifique», terrain qui de toute façon n’existe pas, comme le savent très bien les épistémologues et sociologues des sciences. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité adresser ce livre non pas aux seul·es scientifiques mais à l’ensemble de la société. En effet, admettre la part de doute ne doit pas conduire à l’inaction. Au contraire, nous estimons que reconnaître l’incertitude scientifique doit déplacer la question vers le champ du politique, celle des décisions à prendre, collectivement, en intégrant principe de précaution et choix de société.
C’est la démarche que le comité de travail du groupe de Radiofréquences de l’Agence de santé française avait décidé de suivre, non sans tensions internes au sein du comité*. Le sociologue Yannick Barthe, qui a suivi le travail du comité, commente le fait que certains membres se sont désolidarisés de l’avis rendu en 2009, avis repris dans la mise à jour de 2013 et que nous avons détaillé. Cette désolidarisation illustre à son avis « un conflit qui oppose aujourd’hui deux grandes approches de la décision en contexte incertain » :
Pour le dire rapidement, il y a d’un côté ceux pour qui les décisions qui peuvent être prises à propos de certaines technologies doivent reposer sur des certitudes scientifiques, et en l’occurrence des risques avérés, et, de l’autre, il y a ceux pour qui l’existence d’incertitudes autour d’un risque doit au contraire conduire à prendre certaines décisions, ne serait-ce que celle qui consiste à développer la recherche pour tenter de lever ces incertitudes. En ce qui concerne le problème des radiofréquences, la direction de l’Afsset [Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail] s’est progressivement placée dans cette optique, s’inscrivant dans ce qu’on pourrait appeler l’« esprit » de la précaution. C’est ce qui l’a conduite dans son avis final à faire état des incertitudes, à encourager la poursuite des recherches et à recommander une certaine vigilance à l’égard de ce dossier. Certains membres du groupe ne partageaient pas cette appréhension de l’incertitude. Ils n’adhéraient pas à cette conception de l’expertise qui, parce que la visée est de protéger la santé publique, peut conduire à ne pas traiter symétriquement certaines études et, en l’occurrence, à accorder plus d’importance à des études qui, même quand elles étaient inférieures en nombre et posaient certaines questions méthodologiques, comportaient des signaux d’alerte.
* Du moins jusqu’à son dernier rapport, dont le titre du communiqué de presse («5G: pas de risques nouveaux pour la santé au vu des don- nées disponibles») trahit le contenu du rapport afin de délivrer un message rassurant (www.anses.fr/fr/content/5g-pas-de-risques-nouveaux-pour-la-sant%C3%A9-au-vu-des-donn%C3%A9es-disponibles, consulté le 20 avril 2021).
Ce passage souligne un point déterminant : les faits ne parlent pas d’eux-mêmes. Barthe fait référence à la position de scientifiques dont le rôle devrait se cantonner à rapporter les « risques avérés ». C’est exactement la position défendue par l’ICNIRP (voir chapitre 5), telle qu’explicitée dans une interview déjà citée de Eric van Rongen, alors à la tête de l’ICNIRP: «L’incertitude pourrait être une raison pour appliquer des mesures de précaution, mais ce n’est pas à l’ICNIRP de décider cela. [...] Les autorités nationales pour- raient considérer ces incertitudes suffisamment larges, et les effets possibles suffisamment sérieux, pour prendre des mesures de précaution supplémentaires16.» Une telle position est hypocrite, car les conclusions de l’ICNIRP sont systématiquement reprises telles quelles par l’OMS et les autorités de régulation comme l’ARCEP en France, qui prétendent justement s’appuyer sur « les faits, rien que les faits». Or la description honnête d’un «fait» scientifique n’est jamais complète si l’on n’énonce pas également sa marge d’incertitude et si l’on omet de rendre accessible, en toute rigueur, l’ensemble du dispositif qui en a permis la construction. Les études épidémiologiques du CIRC ou celle du NTP sur les rats indiquent que les données sont aussi compatibles avec un effet cancérigène élevé. Ne rapporter que la limite basse de l’intervalle de confiance, comme le fait l’ICNIRP, procède d’un choix assumé et conscient relatif à une certaine posture vis-à-vis du risque. De même, les associations anti-ondes vont avoir tendance, quant à elles, à privilégier les données scientifiques compatibles avec un potentiel danger sanitaire. Dans les deux cas, la description des résultats scientifiques est très orientée. Dès lors, la question se pose : qui doit prendre en compte les informations scientifiques et de quelle manière?
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L’application du cadre de la science post-normale pour évaluer le déploiement de la 5G pourrait en effet prendre la forme de la convocation d’une convention citoyenne, dont la mission serait de mettre en évidence et de discuter les enjeux, les valeurs et les risques d’un tel déploiement. Le travail présenté dans ce texte pourrait constituer une base permettant de repérer les thématiques pertinentes au monde de la 5G et les « parties prenantes » ayant un intérêt ou des connaissances sur le sujet. On ne peut évidemment préjuger des recommandations qui ressortiraient d’une telle conférence, mais on peut douter que le programme actuel de développement de la 5G serait approuvé tel quel, au vu des dangers mis en évidence au fil de ces pages : non-sens écologique, risques informatiques, dérive totalitaire et surveillance généralisée, nocivité sanitaire en ce qui concerne la téléphonie mobile et doutes planant sur une nocivité possible des ondes. Comment d’éventuels bénéfices attendus pour la société parviendraient-ils à justifier d’assumer de telles conséquences délétères sur nos vies et sur celles des générations futures?
La lectrice ou le lecteur restera peut-être frustré de ne pas avoir trouvé de réponse plus précise à la question de la dangerosité des ondes électromagnétiques. Nous partageons cette frustration, qui est l’occasion d’interroger la pertinence de toute curiosité scientifique. Il existe en effet, à notre avis, suffisamment de raisons sérieuses de limiter la téléphonie mobile et l’informatisation de notre société. Dès lors, l’étude des effets des radiofréquences devrait-elle être une priorité scientifique? Faut-il vraiment davantage de science sur tout? Y compris lorsque l’on manque de théorie et de cadre expérimental précis? La même question peut se poser pour nombre d’études sur les risques technologiques. On pourrait même se demander si les scientifiques qui étudient de tels risques ne sont pas d’une certaine façon complices, sans doute bien involontairement, de la course en avant technologique. En effet, rares sont les scientifiques qui mettront en avant l’impossibilité de conclure quoi que ce soit sur la base de leurs travaux, ce qui aurait été pourtant la conclusion honnête pour les études très ambitieuses que nous avons analysées dans les chapitres précédents. En prétendant pouvoir donner des réponses à tout, les scientifiques participent à la construction de l’illusion d’un contrôle et d’une maîtrise de la science, face à une complexité biologique qui nous dépasse. Il faudrait au contraire, à la manière d’Hartmut Rosa, admettre que le monde nous est « indisponible ». En faisant preuve d’humilité, les scientifiques peuvent aussi refuser de fournir aux politiques des « preuves » qui leur permettraient de se dégager de leur responsabilité. En parallèle, nous encourageons les citoyens et citoyennes à s’emparer des questions scientifiques et techniques : la course vers une croissance infinie, qui nous mène à la catastrophe, n’est pas inéluctable.
Le combat politique contre la 5G et son monde est-il néanmoins déjà perdu, à l’heure où son déploiement autorisé s’accélère ? Nous ne le pensons pas, car le succès de la 5G ne se résume pas à la dissémination des antennes et aux nouveaux smartphones utilisés pour la téléphonie mobile. Pour autant, il est clair que le déploiement des antennes 5G n’a rien d’anodin, contrairement à ce qu’affirment les discours officiels, par exemple ceux de l’Arcep: non seulement ces installations ont un coût écologique, mais elles tracent un chemin dont il sera difficile de s’ex- traire par la suite.
Nous espérons avoir montré que les véritables enjeux concernent l’Internet des objets, la voiture autonome ou le déploiement de caméras de vidéosurveillance à reconnaissance faciale. La 5G est un des éléments structurants de ces évolutions, et son déploiement mobilise des fonds d’investissement énormes, avec l’attente de profits financiers conséquents en retour. Si les développements attendus n’ont pas lieu, cela risque de virer au fiasco financier. Le succès de la 5G dépend de la bonne volonté des entreprises à inventer de nouveaux usages et des consommateurs et consommatrices à les accepter... ou pas*. Nous croyons qu’il existe un espace de résistance et qu’un tel espace peut être construit au moyen d’un discours structuré et public contre la 5G, auquel souhaite contribuer cet ouvrage.
* Le boycott est une possibilité d’action, si celle-ci arrive à se structurer de façon collective et ne reste pas un appel à la seule responsabilité individuelle des consommateurs: Atécopol, «Téléphonie. Boycottons la 5G ! », Libération, 1er mai 2021.