S’inspirant de la culture indigène, Douglas Jack imagine une communauté où le temps aurait la même valeur que l’argent, où les talents de chacun seraient valorisés et où l’agriculture ne menacerait pas la forêt.

Militant communautaire et environnementaliste de longue date, Douglas Jack aspire à une vie plus saine et plus solidaire. Son inspiration, pour créer ce nouveau monde ? Les civilisations indigènes.

« Plusieurs croient que les cultures autochtones n’ont rien à nous apprendre alors qu’ils en ignorent tout », dit ce Montréalais de 57 ans fabuleusementsympathique aux cheveux longs et à la barbe ébouriffée. Avant l’arrivée des Européens, en effet, bien des Amérindiens habitaient dans d’imposantes cités, connaissaient la démocratie et sélectionnaient leurs plants pour améliorer le rendement. Bref, se rebrancher sur les cultures indigènes ne veut pas dire renouer avec le nomadisme ou la chasse à l’arc. « Indigène vient du latinindi, de l’intérieur, et gena, engendrer », rappelle Douglas, un anglophone qui a habité pendant plusieurs années avec les Mennonites, en Colombie-Britannique, et deux ans dans un tipi.

Pour lui, se réapproprier les valeurs des Premières Nations signifie réapprendre à compter sur soi. de leurs cultures. C’est ce que rapporte le journaliste scientifique primé Charles C. Mann dans 1491 : nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb (Albin Michel, 2007), en citant des anthropologues et des historiens.

Cultiver la forêt
Cela veut tout d’abord dire se nourrir avec les ressources de son territoire. Pour y arriver en préservant les écosystèmes, Douglas suggère de renouer avecune pratique indigène : l’agroforesterie. En gros, il s’agit de cultiver la forêt comme un jardin, c’est-à-dire de sélectionner et de planter les arbres, arbustes et plantes dont nous souhaitons récolter les fruits, les noix, les feuilles ou les branches, tout en laissant la forêt la plus intacte possible.

Douglas et sa conjointe créent peu à peu un système agroforestier sur le terrain qui jouxte leur appartement, en y plantant des arbres fruitiers, des plantes aromatiques et des arbustes. Au printemps, ils récoltent même la sève d’un érable pour en faire du sirop! L’agroforesterie connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, notamment parce qu’elle est plus durable que l’agriculture « traditionnelle » en champ. Mentionnons qu’elle favorise une plus grande fertilité du sol, grâce au riche humus produit par les feuilles mortes, qu’elle augmente la biodiversité et qu’elle accroît la captation de carbone.

Pour Douglas, compter sur soi signifie également profiter de tous les talents de tous les membres d’une communauté. « Communauté vient du grec, com, ensemble, et munus, cadeau ou service », dit-il. Bref, une « vraie communauté » met en commun ses ressources financières, ses connaissances, ses heures libres et ses outils, afin que ceux-ci profitentà tous. Un peu comme les Hurons et les Iroquois vivaient autrefois dans des maisons longues dans lesquelles plusieurs familles partageaient l’espace, les discussions et le feu.

Partager pour mieux économiser
Ces partages seraient différents aujourd’hui. « Imaginons une dizaine d’individus qui jardinent pour les résidants de tout un quartier, des voisins d’immeuble qui mettent tous leurs livres dans une seule bibliothèque ou qui partagent leurs outils et leur temps pour ouvrir une boutique de réparation de vélos ou une cuisine collective », illustre Douglas. Le point en commun de ces arrangements : ils feraient gagner du temps et épargneraient de l’argent à la collectivité tout en réduisant son empreinte écologique. En effet, trois individus qui préparent un repas pour trente personnes sont plus efficaces que trente personnes qui cuisinent chacune de son côté ; les trois cuistots vont chercher des économies d’échelle et utilisent au final moins d’énergie et moins d’eau. Et ils gagnent du temps.

Dans le projet de Douglas, les ressources ainsi économisées sont investies ailleurs. Par exemple, dans la création d’un restaurant de quartier ou d’une garderie. On peut aussi imaginer une communauté qui décide d’acheter un terrain pour y construire un immeuble écologique ou y aménager un parc. « Une famille seule n’a pas les moyens de poursuivre de tels projets, mais plusieurs familles, oui », estime Douglas. Après tout, 40 ménages avec un revenu annuel moyen de 40 000 $ ont une mise de fond commune de 1,6 million de dollars ! C’est assez d’argent pour concrétiser bien des idées…

Pour déceler tous les talents de la collectivité, Douglas propose de faire circuler un cahier des ressources humaines dans lequel chacun consigne ses compétences et ses outils, incluant son temps libre. Il l’a fait dans le complexe immobilier où il habite, avec l’aide de la Sustainable Development Association (SDA), un organisme dont il est membre. « Une centaine de familles participent en s’échangeant des services de manière informelle », dit-il. Les catalogues de ressources humaines sont à la fois pratiques et valorisants. « Les gens aiment parler de ce qu’ils savent faire et apprendre que ça peut servir à d’autres », ajoute le militant.

Douglas cherche aussi à mieux faire connaître les ressources physiques avec lesquelles différentes communautés pourront travailler. En effet, si celles-ci veulent investir dans les espaces qu’elles habitent, elles devront d’abord savoir ce qu’elles ont sous les pieds ! Le West Island Project, auquel a collaboré Douglas, vise à mieux faire connaître, entre autres, l’histoire, la faune, la flore et le sol de l’ouest de l’île.

Douglas a aussi coordonné le projet Éco Montréal Tiotake, qui indique notamment, pour la grande région de Montréal, les parcs et forêts, les dépotoirs, les lieux d’observation des oiseaux, les voies cyclables et les autoroutes. Tiotiake est un mot d’origine Mohawk, prononcé djo-dja-guay, qui désigne l’archipel montréalais.

Le piège du mouvement coopératif
Les coopératives ont également comme objectif de rendre les communautés propriétaires de leurs lieux de vie. « Leur grand défaut est de fonctionner sur le mode ‘‘un membre, un vote’’ ; tout le monde a donc le même pouvoir décisionnel, quels que soientson degré d’implication etson ancienneté », dit Douglas, qui a travaillé… 20 ans dans le mouvement coopératif.

Résultat, plusieurs individus qui sont membres d’une coopérative hésitent à se donner à fond, parce queleur retour sur cet « investissement » ne sera pas plus important que s’ils s’en tiennent au minimum. D’autant plus qu’ils ne récupèreront rien lorsqu’ils quitteront leur coop, hormis leurs parts sociales, c’est-à-dire, le plus souvent, quelques centaines de dollars…

La communauté d’inspiration indigène à laquelle rêve Douglas fonctionnerait autrement, selon les principes de la propriété participative. En clair, plus une personne investit dans sa collectivité, plus elle en retire de bénéfices. « Par exemple, elle pourrait recevoir sur son hypothèque un rabais proportionnel à son implication, que celle-ci ait pris la forme d’une heure de comptabilité ou du prêt d’un ordinateur », dit Douglas.

Le grand défi est de différencier des apports aussi hétéroclites que des biens, du temps ou de l’argent, et de leur allouer une valeur qui convient à tous. Douglas suggère de se fier d’abord aux valeurs du marché. Par exemple, d’attribuer plus de poids au temps d’un comptable qu’à celui d’un cuistot. À la communauté, par la suite, de procéder aux ajustements souhaités.

L’intellectuelle néo-zélandaise Marilyn Waring, aujourd’hui professeure à l’Institute of Public Policy, a montré comment le temps pour accomplir une tâche pourrait être la base de cette « nouvelle » comptabilité. Un documentaire de l’Office national du film du Canada Who’s Counting? Marilyn Waring on Sex, Lies and Global Economics, l’explique très bien.

Transformer les Jardins LaSalle
On le voit : Douglas Jack est ambitieux. Il aspire à designer des systèmes vivants complets, c’est-à-dire des systèmes qui, tout en protégeant l’écosystème, comblent à la fois nos besoins domestiques et nos besoins industriels et permettent à chacun de s’épanouir physiquement et psychologiquement. Il est loin des solutions à la pièce, qui abordent séparément le transport, l’agriculture ou l’éducation !

Le Canadian Cohousing Network (CCN), un organisme sans but lucratif qui compte Douglas parmi ses membres, se rapproche un peu de ce modèle. Dans les dix-septcommunautés membres de cet organisme (dont une en formation dans la région de Québec), les familles sont propriétaires de leur maison, mais ont accès à des espaces communs tels qu’ateliers, salle de jeu ou cuisine. Bref, le partage et l’implication y sont encouragés. Malheureusement, « le CCN n’a pas un bon catalogue de ressources humaines ni de système qui comptabilise clairement les apports de chacun en temps, en biens ou en argent », regrette Douglas.

Ce militant essaie, de son côté, d’améliorer la vie dans les Jardins LaSalle, le complexe immobilier de quelque 850 logements où il réside. Le complexe, qui couvre 40 acres, est parsemé de dizaines de bâtiments et de grands espaces verts. Il comprenait autrefois une coopérative, mais il appartient maintenant à un propriétaire privé.

C’est un quartier difficile, où les problèmes de drogue, la pauvreté et ladélinquance sont monnaie courante. Concrètement, Douglas travaille avec la SDA dans le but d’y instaurer une « économie relationnelle ». Par exemple, lui et une douzaine personnes comptent mettre leurs ressources en commun ces prochains mois pour acheter un immeuble dans la grande région de Montréal. Leur objectif : y créer une communauté avec une plus grande proximité, où les échanges sont plus faciles, à l’image des maison longues iroquoïennes.

Ce même groupe aimerait créer un groupe de consommateurs qui deviendrait partenaire des magasins d’alimentation du quartier. « Un ménage dépense en moyenne 9 000 $ par année en nourriture, dit Douglas. Si notre association recrute une centaine de familles, elle représentera un pouvoir d’achat annuel de 900 000 $, c’est-à-dire près deun million ! »

L’objectif n’est pas d’obtenir des rabais de la part des magasins d’alimentation, mais un pouvoir de décision sur leurs façons de faire. « Grâce à notre poids économique, nous pourrions leur demander d’offrir plus de produits locaux ou biologiques, par exemple, et leur garantir que ces produits seraient achetés », dit Douglas.

Ayant une clientèle assurée, le marchand pourrait mieux prévoir ses achats et réduire ses budgets de publicité, dit Douglas. Et s’il refuse de coopérer ? Le groupe va s’approvisionner ailleurs, bien sûr !

Pour l’instant, malheureusement, trop peu de familles se sont montrées intéressées par le projet pour que les Jardins LaSalle puissent garantir 100 familles de consommateurs pour chacune des grandes chaînes d’alimentation du quartier. Mais Douglas et ses acolytes ne lâchent pas prise : ils ont l’intention de solliciter d’autres ménages du quartier et d’acheter un immeuble… Qui a dit que renouer avec un modèle indigène serait facile ?

Pour en savoir davantage :
Le site de Douglas Jack,
Indigene Community, comprend notamment un article sur les toilettes à biodigestion assitée par les racines d'un arbre.